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Marc Villemain
litterature francaise
29 mars 2019

Mado lu par Claro (Le Monde des Livres)

 

 

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« Mado », de Marc Villemain : le feuilleton littéraire de Claro

 

Claro se révèle sensible à l’esthétique de l’émoi manifestée par Marc Villemain dans son nouveau roman.

 

 

Comme au premier jour

 

Avant même d’inventer un monde, de fabriquer des personnages, de bricoler des intrigues, l’écriture romanesque n’a d’autre choix que d’inventer une perspective, c’est-à-dire d’établir son camp de base dans un repaire plus ou moins secret d’où sera projetée, comme bon lui semble, la lumière. Ce qui sera raconté peut être banal ou extraordinaire, là n’est pas la question, on s’en doute. L’important, c’est que cette perspective, qui est davantage qu’un point de vue, qui est point de réflexion, de sensation, devienne très vite, pour le lecteur, le lieu d’embuscade privilégié de sa lecture. Les livres qui nous captivent le plus sont ceux qui nous donnent l’impression de s’écrire sous nos yeux, et nous donnent le sentiment, troublant, de participer à leur déroulement.

 

Pour cela, bien sûr, il y a plusieurs solutions. Le romancier peut se contenter de n’éclairer que le visible en recourant à des phrases aussi généreuses qu’un néon neuf – on lit alors son livre avec le même entrain qu’on met à aligner de la pâte dentifrice sur une brosse à dents, et très vite on recrache. Heureusement, certains écrivains préfèrent élire demeure dans les plis, la pénombre, et œuvrer à la confection d’impressions sismiques grâce auxquelles nous éprouvons, même au sein de l’ordinaire, la secousse de l’inédit. Pour Mado, Marc Villemain se livre avec subtilité à l’archéologie d’un trouble qui aurait pu, traité par d’autres, se déliter en bluette. Mais d’une simple liaison entre deux adolescentes, il a su faire un récit charnel où c’est sa phrase et pas seulement ce qu’elle expose qui trouble.

 

 

Il était une fois Virginie et il était une fois Mado. Avant de s’éprendre l’une de l’autre, un drame en apparence anodin va charpenter la vie entière de Virginie. Cette dernière, âgée de 9 ans, se baigne dans la mer quand elle se retrouve délestée de sa culotte et de son paréo par deux garçons – des jumeaux – qui l’obligent à affronter nue et la nuit et sa conscience. La scène se transfigure imperceptiblement en quelque chose de mythologique. La mésaventure de Virginie nous rappelle Artémis surprise par Actéon, « Suzanne et les vieillards » : c’est l’histoire immortelle de la femme piégée. « C’est bête d’avoir transformé une anecdote d’enfance, une péripétie balnéaire, un même pas événement, en une espèce de drame constitutif de la femme que je suis devenue », dit très tôt, lucide et blessée, la narratrice. Bête ? Plutôt que bête, l’épisode relève du bestial et vient révéler une part animale qui va innerver tout le récit. La mythologie est affaire de dévoration.

 

Les deux garçons ne se contentaient pas de rire, ils « bondissaient, beuglaient, crachaient, suaient, salivaient. Du haut de mes 9 ans, il me semblait voir ce qu’ils s’apprêtaient à être. Leur devenir-homme. Des hommes, voilà. C’est-à-dire, pour la gamine que j’étais, des bêtes sauvages, carnassières. Cannibales ».La confrontation avec cette animalité fait de Virginie elle aussi une bête fantasque, elle se met à courir « comme courent les biches, les lapins, les chevreaux » et finit par se terrer… dans le ventre d’un carrelet – non pas un poisson, mais une de ces cabanes de pêcheur qui de loin ressemblent à « des échassiers d’un autre monde ». Et quand elle finit par rentrer chez elle, sa mère lui donne une « gifle animale, une gifle de chair, nue de toute intention ». Il y aura aussi un poisson pêché aux dimensions christiques, « son regard de supplicié, le sang qui perlait le long de ses flancs olivâtres ».

 

Ainsi marquée, mordue, l’histoire de Mado peut devenir le récit d’un amour intense et ravageur, et Marc Villemain a toute latitude alors pour tracer sur la page des lignes de sensualités à la fois quiètes et fiévreuses, évoquer « cette suée légère à la racine [des] cheveux », la « tiédeur (…) progressive, lénifiante, enclose sur elle-même », la paume qui s’aplatit « contre [la] chair comme pour l’animer, la préparer ». Les jours passent, et la liaison entre Virginie et Mado, dans leur balcon sur la mer, se fait plus torride, plus profonde, ensemble elles apprennent l’adieu à l’enfance et les chemins du plaisir. Tout n’est plus que gestes et attentions, pensées et attentes brûlantes, la page enfle et respire au rythme de leurs rendez-vous, même si une voix blessée – celle de Virginie plus tard, devenue mère – nous rappelle par intermittence que le bonheur n’a pas duré, qu’il s’est passé quelque chose qui a tout englouti.

 

On aurait tort de réduire Mado à une fable moderne, et d’imaginer que l’auteur a voulu expliquer le saphisme de ses héroïnes par la bêtise crasse des jumeaux voyeurs. La passion qu’il raconte, il ne cherche pas à la rendre fabuleuse, préférant la bâtir par touches sensibles et discrètes, disséminant ici et là des motifs qui échappent au symbolique, comme ces chardons bleus dont les métamorphoses nourrissent la vie des deux amantes. J’ai parlé plus tôt d’une archéologie du trouble, mais l’on pourrait tout aussi bien invoquer une esthétique de l’émoi, tant Villemain en dresse le portrait sensible et saisissant, « jusqu’à la dernière ondulation de l’air »Mado émeut. Qui dit mieux ?

 

Claro (écrivain et traducteur)

20 mars 2019

Bertrand Runtz - Reine d'un jour

 

 

Fin de reine

 

Qui connaît un peu leur travail ne sera pas surpris que les éditions Finitude accueillent les univers très sensibles de Bertrand Runtz. À première vue, la nostalgie prime ; elle est même revendiquée. Mais ce sont des univers où l’hier résonne bien trop durement dans l’aujourd’hui pour être simplement éplorés. La crudité et la justesse du sentiment donnent tout son éclat et son intérêt à cette Reine d’un jour hors des modes. « Dans la famille, on ne remplace pas les disparus » : l’ouverture est grave, définitive, mais on ne saurait la dire amère. Sans paradoxe dans les termes, la sécheresse factuelle du constat n’est pas neutre : elle dit aussi, sans doute, la forme ténue du respect, à tout le moins de la considération, pour une certaine doctrine familiale. Jusqu’à éventuellement constituer un fondement où poser sa propre appréhension de l’existence. 

 

Nous tournons donc en même temps que Bertrand Runtz les pages de ce cahier d’histoire, probablement la sienne. Et partons en sa compagnie à la rencontre de quelques personnalités aux destins aussi communs qu’exceptionnels – le propre, peut-être, de tout destin individuel. Enfin, quand même. Il y a cette tante, qui fera tant causer, ou au contraire dont l’existence, brimée, bridée, tue, acculera chacun à tenir le silence, fût-ce en taisant l'abjection, « cette femme au visage triste et marqué, la couronne légèrement de guingois, encadrée par les ombres portées du lustre, mais qu’on dirait plutôt produites par des grilles ou bien des bois d’animaux fantastiques », et qui commença sa vie de malheur en venant « au monde toute tordue, la tête collée sur une épaule. » C’est elle, cette improbable reine, dont le sombre souvenir nous saisit à peine le livre ouvert, elle dont le narrateur dit qu’il la « fixe pour l’éternité, dans l’odeur sucrée et un peu amère de la frangipane réchauffée. » Son histoire est une chose, et une chose terrible – qui s’achèvera dans cette « Maison d’Humanité Publique » où il la visitera, péniblement, à rebours, taraudé par un infini sentiment de culpabilité : « Du coin de l’œil, je l’observais détremper soigneusement ses petits-beurre dans le jus de pomme – mais cependant pas trop car sinon ils auraient risqué de se déliter au fond du verre – avant de les porter vivement à sa bouche qui s’ouvrait en frémissant aux commissures en les voyant s’approcher, comme douée d’une vie propre. C’était fascinant à observer. J’en avais le cœur au bord des lèvres. » Il n’y aurait sur la vie de cette femme rien d’autre à éprouver que de la compassion, parfois de la pitié. Et c’est aussi à travers ses yeux que Bertrand Runtz raconte cette histoire, avec une sensibilité très juste, très précise, sans se faire jamais le moindre cadeau. Car tout au long de cette Reine d’un jour, l’enfance n’en finit pas d’envoyer ses missiles, ses flammèches perçantes qui interdisent tout repos. Il y a du ressassement, donc, et c’est aussi dans ce ressassement que puise l’auteur, afin peut-être de pouvoir mieux vivre. C’est écrit très joliment, sans autres manières que celles que la pudeur commande ; je ne sais si notre époque tapageuse saura l’entendre. Je l’espère.

 

Bertrand Runtz, Reine d'un jour - Éditions Finitude
Article publié sur L'Anagnoste en 2011

12 février 2019

Mado lu par Livres Hebdo (avant-critique de Véronique Rossignol)

 

 

Avant-critique de Véronique Rossignol
Livres Hebdo du 1er février 2019

 


LES CHARDONS BLEUS

 

Marc Villemain rouvre les plaies
d'un premier amour

 

« Au fond, je me contrefiche de me souvenir. D'ailleurs je ne crois pas aux souvenirs, nous sommes bien trop doués pour les truquer. Non, je cours après des sensations dont je connais l'arrière-goût et que pourtant je sais perdues à jamais, une ribambelle d'instants heureux et fugitifs, du bonheur en moignon — ma seule mémoire véritable. » C'est cette mémoire-là, mais en réalité douloureuse, qu'arpente Virginie, 30 ans, racontant en double voix un passé encore à vif et un présent plein de remords. La mémoire de la passion qui l'a liée, l'année de ses 14 ans, à l'affranchie Mado, l'histoire d'une initiation. Pour la narratrice, l'épisode fondateur est un traumatisme : un jeu d'enfant innocemment pervers dont elle a été victime quand elle avait 9 ans. Quand les demi-frères de sa meilleure amie Mado lui ont joué un tour en lui volant son maillot de bain et l'abandonnant nue sur la plage. Et qu'elle a dû se réfugier dans une cabane de pêcheur sur pilotis en bord d'océan, un « carrelet » abandonné où elle a passé la nuit, honteuse et terrorisée. Cinq ans plus tard, à la fin du collège, c'est une Mado provocante, imposant à tous son rythme et ses lois, qu'elle retrouve. De ces personnalités dont l'audace insolente aimante sans distinction filles et garçons. À ses côtés, la narratrice se sent empruntée, encore un pied dans l'enfance, « loin d'être armée pour seulement imaginer que je puisse tomber amoureuse d'une fille ». Mais ensemble, elles vont tout apprendre, du désir, de la manipulation, du manque et de la possession, sceller des serments à la vie à la mort, avec des colliers argentés où pend un petit chardon turquoise. Tout promettre et tout trahir. Le carrelet secret abritera cet amour unique et définitif. Il deviendra le lieu du premier et du dernier matin du monde pour celle qui fait ce voeu : « Ne pas seulement se mêler aux éléments : en être. Être le ressac au loin qui fait entendre ses scintillements humides à travers la broussaille. Être le capitule bleu du chardon pour essuyer les embruns, les chaleurs atrophiées du mois d'août et les urines animales. Être sa propre tanière. »

 

Après le recueil de nouvelles Il y avait des rivières infranchissables (2017), qui s'attachait à la saveur doucement nostalgique des amours d'enfance, Marc Villemain sonde avec une intimité plus profonde et plus crue l'ardeur sauvage d'un passage à l'acte inaugural, quand l'éveil est une révélation et un déchirement.  V. R.

8 février 2019

Richard Morgiève - Le Cherokee

 

 

A poor lonesome cowboy

 

« On préparait le monde du rock n'roll. Corey espérait son Éden dans une enclave, si possible loin du goudron et d'Elvis. Il ne militait pas contre les guitares électriques, mais il aimait trop le bruit du vent. »

 

Le bel et juste écho que rencontre le nouveau roman de Richard Morgiève nous épargnera un trop long développement sur ce qui lui sert de prétexte : une nuit de 1954, le shérif Nick Corey découvre une voiture abandonnée sur des hauts plateaux du fin fond de l'Utah. Au même moment, sous ses yeux, atterrit un avion de chasse vide de tout pilote. Extraterrestres ? Bolcheviques ? Le FBI et l'armée n'en finissant pas de faire chou blanc, la question va tarauder les autochtones. Mais Corey aussi va mener l'enquête. À sa manière, et surtout avec l'intuition que ce sera peut-être l'occasion de retrouver celui qui, alors qu'il était encore môme, assassina ses parents — témoin effondré du drame, cet « orphelin extrême » finit pourtant par en être accusé, avant d'être jeté en prison.

 

On se demande parfois — les écrivains eux-mêmes se demandent, à l'occasion — ce qui constitue la trame profonde, l'espèce de leitmotiv nébuleux, souterrain, qui lie chacun de leurs livres et, finalement, dessine à travers eux un chemin de vie. Richard Morgiève est de ceux chez qui la chose se manifeste avec le moins d'ambivalence, tant il n'a jamais voulu écrire qu'en écoutant ce qui grondait en lui. Pas de ceux qui écrivent en se cachant derrière leur petit moi, et tant pis si parfois cela peut manquer un peu de chic, Morgiève n'est pas seulement un écrivain de la vérité intérieure : il a fait de celle-ci le préalable à tout travail d'écriture.


Aussi ai-je rarement vu un écrivain se laisser à ce point dominer par le double mouvement que lui impriment ses personnages et ses propres instincts. Que l'on parle schéma narratif, style ou intrigue, ses livres requièrent de toute évidence un travail très minutieux en termes de composition, d'études de caractères et de rythme ; en revanche, et c'est tout aussi patent, on y perçoit d'emblée un refus absolu, presque militant, de retoucher ses personnages, de tripatouiller dans leurs pensées, de conférer à ce qui les agite la moindre justification cartésienne ou morale. Il faut voir, je crois, dans ce refus radical de prendre le contrôle, l'indice ultime d'une intention littéraire qui a toujours été de dire et de montrer ce qui est, dans la vérité nue et crue de ce qui vient. À cette aune il incarne, si ce n'est dans la forme puisque son écriture échappe sous bien des aspects aux codes traditionnels du genre, du moins dans la manière, ce refus du chipotage, cette aversion pour l'ergoterie, il incarne vraiment, disais-je, l'âme du polardeux — polardeux défroqué, pour ainsi dire, puisque comme chacun sait il ne déteste rien tant que se remémorer ses cinq premiers romans, policiers, dont il dit d'ailleurs très tôt qu'ils n'étaient « que de la merde ». 

 

Cette façon qu'a Richard Morgiève de lâcher prise avec lui-même est assurément ce qui confère à ses histoires leur ressort si particulier. Chez lui, il y a toujours un moment où la vie bascule. Bien sûr on s'attend toujours à quelque chose, un événement qui ouvrirait une brèche dans le roman, mais cela ne se produit jamais au moment où l'on pense que ça pourrait se produire, et surtout ce n'est jamais ce qu'on aurait subodoré. Cela tient, je pense, à l'état de grande disponibilité mentale et psychique dans lequel se tient Richard Morgiève dans le moment de l'écriture. On l'imagine assez bien en effet à sa table de travail, lancé comme une machine folle, déversant ce qu'il y a à déverser sans se poser la moindre question, pas même ces questions d'ordre littéraire voir éthique qui peuvent tétaniser tout écrivain, lui que l'on sait si indifférent aux registres, si peu soucieux de s'inscrire dans un courant ou une école, bref allergique à tout ce qui pourrait entraver son impulsion première. Il est fort à parier par exemple que l'irruption de la question sexuelle dans Le Cherokee l'a pris au dépourvu au moins autant que le lecteur. D'ailleurs cette irruption tient en une phrase. Que rien n'annonçait, donc — même s'il est toujours loisible, après coup, de feuilleter le livre à l'envers et d'aller y puiser quelque indice. Sans doute est-ce aussi cette disposition totale à se laisser submerger par ce qui le dépasse qui fait le bouillonnement et l'impétuosité des romans de Morgiève ; c'est d'une énergie rustique, presque bestiale : l'énergie d'une littérature qui doit ce qu'elle est à quelques visions primitives, mais tout autant à un incessant travail du subconscient.

 

La liberté dont jouit l'écrivain Morgiève a tout d'une liberté apprivoisée. Car non seulement il se connait, mais il sait ce qu'il veut — ou plutôt ce qu'il ne veut pas : une littérature chichiteuse. Ni préjugé, ni tabou : chez lui tout fait histoire. Il suffit de prendre le monde tel qu'il vient. Dans une de ses plus fameuses lettres à Louise Colet, Flaubert disait qu'il n'y a «ni beaux ni vilains sujets, (...) le style étant étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. » Nul doute que l'auteur de Cherokee souscrit à la proposition, si ce n'est que chez lui le feu intérieur s'allume toujours à un fait humain, brut et brutal plus souvent qu'à son tour : un fait qui ramène toujours aux écorchures de l'humanité. Aussi, de livres en livres, c'est cette humanité d'assez basse extraction qu'il donne à fréquenter, gens de peu, travailleurs, chômeurs, estropiés, fainéants, boit-sans-soif, gouailleurs, losers ou démerdards de première, tous gens plus ou moins fâchés avec le moderne, et toujours plus ou moins en délicatesse avec l'ordre et la loi. Ce n'est pas une posture-type ou une figure de style, pas l'indice d'une quelconque complaisance avec le sordide, mais bien l'expression nécessaire d'une mélancolie très ancrée, d'une ombre portée sur le moindre de ses regards. Il y a de la misère en tout, et c'est aussi cette misère qui taraude l'écriture de Richard Morgiève. Les humains, bien sûr, mais c'est comme si tout le cosmos lui inspirait ce regard mêlé d'abattement et de compassion ; quelques traits splendides suspendent alors un sens effervescent de l'action : « L'hiver avait été rude, des dizaines de vaches avaient gelé, il avait fallu en abattre. Aux autres on avait coupé la queue ou les oreilles, ou les deux. Une des vaches mutilées pleurait et ses larmes gelaient. » Sur cette seule phrase semble s'abattre, et de tout son poids, un impérieux accès de spleen.

 

La grande réussite du Cherokee, outre qu'il est difficile de lâcher le livre, réside dans cette pulsion d'écriture où la rage, dominatrice, viscérale, rencontre de manière intrinsèque une infinie sensibilité. Chose que je n'avais pas perçue immédiatement en commençant ma lecture, étant resté sur la tonalité sépia de son précédent roman, Les hommes — dont j'ai parlé ici. Or ce qui est étrange c'est que, une fois achevée ma lecture, c'est précisément à ce précédent roman que cela m'a renvoyé. En des lieux et dans des registres distincts, quoique à une époque assez proche, j'en suis venu en effet à la même conclusion : Morgiève aime les temps révolus et les hommes auxquels ils donnaient naissance. Car finalement la sensibilité de Nick Corey n'est pas bien éloignée de celle de Mietek, le héros des Hommes. Tous deux, par nature sans doute, mais aussi par ce que c'est ainsi qu'on vit dans leurs milieux et que chaque milieu a ses codes, tentent de dissimuler sous des dehors très mâles tout ce qui les émeut, le bois véritable dont ils sont faits, un bois tendre qui peut rapidement ployer sous le trop-plein d'émotions. La virilité chez Morgiève est toujours le symptôme de quelque chose d'infiniment plus complexe que ses signes extérieurs les plus éculés, quelque chose d'infiniment plus nuancé, plus féminin aussi. Et à le lire, on se dit que lui-même ne s'en aperçoit qu'après-coup : il n'écrivait pas pour cela, mais c'est cela aussi qui est venu.

 

Probablement Richard Morgiève est-il à l'image de ces personnages. Je n'infère pas cette conclusion d'une analyse grossièrement psychologisante mais d'une attention portée à son caractère littéraire. Car cette sensibilité morgévienne sur laquelle j'insiste tant se déploie par traits sporadiques : encore une fois, on ne trouvera jamais chez lui la moindre fragrance de fleur bleue : ill affectionne le dur, le rude, le sauvage et le bourru. C'est par l'humour, constant tout du long de ce roman plus touchant que lui-même ne l'escomptait peut-être, qu'il en vient à lutter contre la tentation sentimentale. Il a alors de ces traits dont l'inventivité et la spontanéité font drôlement envie — d'ailleurs j'ai toujours envié, même jalousé, ce talent des auteurs pour qui la science du polar n'a plus de secrets à vous sortir de ces images aussi déroutantes qu'immédiatement évocatrices. Je pioche au hasard : ces jambes « flasques comme du gras de jambon », ce « détachement feint de shérif qui a rangé son cheval dans la penderie », ce gars avec son « regard de boa qui aurait marché debout. » L'humour bien sûr se fait volontiers noir — on songera, tiens, aux frères Coen, à Fargo : « Entre une balle blindée et une balle dum-dum, il voyait bien. Ça dépendait comment tu voulais occire le gars. S'il était dans une bagnole ou en train de prendre un bain de soleil au bord de la piscine. Dans ce cas, Corey préconisait la balle dum-dum, ou le fusil à pompe. À noter que la poupée à côté de lui serait obligée de changer de maillot de bain ». Mais parfois, et là on retrouvera un Morgiève mieux connu, il ne sera pas interdit de songer à Audiard : « Vu son état psychique, il n'aurait pas vu une empreinte de dinosaure dans le beurrier. » ; ou encore : « Le premier coup de tonnerre a pété et pas mal de dentiers dans le coin ont dû remuer dans les verres à dents. » Il y a même des passages entiers, brefs mais proprement hilarants, tel celui-ci, quand un perroquet de comptoir se met à donner la réplique. Même si l'une de mes scènes préférées, de quasi-anthologie, où affleure de nouveau une pudeur masculine à la fois vive et ténue, met en scène le shérif et un vieux bijoutier, les deux se lançant dans une crêpe-party dont on se demande bien comme l'idée est venue à l'auteur. À noter enfin un usage original et roublard du cliché, qui permet de s'amuser tout en désamorçant la possible critique (car il y aussi chez Morgiève du potache et du cabotin) : « Une chouette a hululé, ce n'était pas original mais ça se mariait bien avec l'ambiance. » Ou bien : « Il est parti en marche arrière, les yeux fermés pour ne pas voir. Il a disparu. Aucun générique ne s'est imprimé nulle part, ça continuait sans fin. »

 

Richard Morgiève continue donc de faire ce pour quoi il se sent fait : une littérature d'évasion — mais qui est d'abord évasion de soi. Ça bouscule, mais ça n'a pas forcément l'intention de bousculer. Ça provoque, mais pas tant pour provoquer que parce que là, selon Morgiève, réside sûrement une bonne part de nos vérités communes. L'écrivain a probablement voulu s'amuser en se lançant dans une sorte de thriller américain, obéissant à quelque fantasme adolescent, celui de l'Amérique et du cinéma américain, et jouant sans la moindre prudence avec l'image d'Épinal d'une Amérique éternelle — preuve, soit dit en passant, qu'on ne peut plus dire que c'est un pays sans histoire. Et sans doute s'est-il amusé. Pourtant, au bout du compte, il donne à lire un roman dont la cruauté de façade nous ramène aux fondements de la solitude. Ces personnages qui rêvent de pouvoir se retirer du monde mais qui ne le peuvent parce que le monde sera toujours plus fort, ceux-là qui sont tentés d'aller à la mort comme on dit qu'y vont les éléphants, en se coupant du troupeau humain et en goûtant au bonheur paradoxal de l'ultime solitude dans le face-à-face avec la vie, finissent par déposer chez le lecteur une tonalité muette dont celui-ci continuera longtemps de percevoir l'écho.

 

Richard Morgiève, Le Cherokee, Éditions Joëlle Losfeld

27 janvier 2019

Sarah Chiche - Les enténébrés

 

 

Ça raconte Sarah

 

« Je me tiens là, dans le silence qu'il y a entre les mots, assise à côté du corps de quelqu'un qui continue de mener toutes les apparences d'une vie réelle, qui n'a pas particulièrement de sympathie pour moi, et qui, vraisemblablement, porte mon nom. »

 

Je dois dire qu'il y a pour moi quelque gageure à vouloir rendre compte de ce livre qui me déroute autant qu'il me trouble. Pour mieux le comprendre, j'ai lu à son propos nombre de recensions, justement élogieuses et que je serais amplement tenté de faire miennes, pourtant subsiste en moi une sorte d'étrange irrésolution ; et j'en suis à me dire que je ne sais que penser de ce livre qui pourtant me frappe, m'intrigue, me bouleverse parfois, et dont je suis à bien des égards admiratif.

 

Si, donc, je me décide à sortir de cette réserve où mon irrésolution aurait pu me cantonner, c'est qu'il m'apparaît en fin de compte que Les enténébrés est bel et bien un grand livre - mais un grand livre dont je me dis que, peut-être, il aurait pu être plus grand encore. Et si malgré tout je m'applique à en « faire » la critique, c'est parce que je sais qu'écrire est souvent pour moi la meilleure voie d'accès à la compréhension d'un texte - en plus du fait que celui-ci mérite amplement, donc, d'être lu, et par les plus grands lecteurs qui soient.

 

*  *  *
 

N'allons pas chercher à en détacher l'intrigue : la chose serait peut-être possible, mais au prix d'une réduction très dommageable. Les enténébrés brasse bien trop d'humeurs, de voix, de périodes, d'histoires, de langues, de marottes et de desseins pour être contenu dans le premier pitch venu. On se contentera de savoir que son monde intérieur s'articule autour de quelques grands motifs, presque des paradigmes : la passion amoureuse, la folie inhérente à cette passion et à la vie même, la part de rage logée, lovée, en tout amour, les héritages impossibles de l'histoire et spécialement de l'histoire familiale, les culpabilités rongeuses, la jouissance dans l'acte de destruction, la précarité de ce qui en nous n'en finit pas d'aspirer à la liberté mais que corrodent l'avancée dans l'âge et la mécanique du social, la marche du monde et ses grands enjeux politiques, climatiques et autres, ou encore la maladie mentale, ces pathologies de l'humeur que nous abritons et que nous nous acharnons à faire taire, et, last but not least, l'extinction programmée de l'humanité. Tout cela noué à une sombreur intime et radicale, un pessimisme souverain, mais disons plutôt devenu souverain, autrement dit ne s'émerveilant pas de lui-même et se tenant toujours disposé à la première promesse de lumière : à cette aune, Sarah Chiche réussit le tour de force de marier les rigueurs implacables de la raison et les aspirations indomptables de la sensibilité.

 

Dit autrement : Les enténébrés est le roman d'une intellectuelle - j'emploie évidemment le mot dans son acception socio-historique française. Ce ne serait que cela, les choses seraient (relativement) simples. Mais si Sarah Chiche, par tempérament ou formation, me semble en effet appartenir à cette grande famille des intellectuels, ce qui la meut, ce qui meut son écriture appartient, lui, à un monde autrement sensible, viscéral, voire organique : intellectuelle, en somme, pour des motifs hypersensibles. C'est ce qui fonde une part de mon admiration : être ainsi parvenue à mêler ces deux registres, celui de l'humeur et de la rationalité, sans que cet entremêlement passe jamais pour fabriqué. Il faut dire que l'intellectuel et le sensible ne sont peut-être pas tant des registres que deux modalités distinctes, mais voisines, mais cousines, d'une même volonté d'être dans la vie, d'un même étant. D'où l'on peut considérer que ce texte ne relève pas tant de l'autofiction, au sens où il s'agirait de se cerner soi-même dans le mouvement de sa propre existence, mais plutôt d'une projection radicale de soi comme autre, Sarah Chiche ne craignant pas de mettre ce moi à bout portant - comme on le dirait d'une cible -, et de le considérer dans sa plus grande altérité possible. Un moi comme fiction, aurait dit Pessoa que, précisément, elle convoque ici.

 

Au-delà des innombrables questionnements qui justifient Les enténébrés, je n'ai pu me défaire en lisant du sentiment que le sujet profond se situait toujours plus ou moins entre les lignes. Là encore je serai bien en peine de le définir, mais disons qu'il pourrait s'agir de cette lutte incessante - et quand je dis incessante, c'est vraiment de chaque instant -, cette lutte de l'invididu pour trouver l'harmonie entre lui et lui-même, entre lui et le monde, autrement dit entre son intériorité biographique, psychologique, sensorielle, et une extériorité qui n'a jamais été aussi matériellement et conceptuellement insaisissable - alors même que nous sommes toujours plus informés et, ce faisant, pourtant plus impuissants à nous situer dans le monde. J'ignore si c'est là une réflexion que partagerait Sarah Chiche, mais quand bien même : il me semble que ce hiatus entre le sentiment de notre condition de mortel qui voit la mort venir et celui, tout aussi infini, de la complexité du commerce des hommes dans un monde donné, n'est qu'assez rarement affronté avec autant de rudesse et d'impartialité.

 

*  *  *

 

Mais avant de poursuivre, et parce que je tiens à ce que le lecteur emporte avec lui l'envie de se procurer ce livre, je voudrais me délester de ce qui m'ennuie un peu - quitte, ensuite, à pondérer ma remarque.


J'ignore si Sarah Chiche s'est donné pour dessein d'écrire un roman ; je n'en suis pas complètement certain. Elle a voulu écrire un livre, oui, un livre où, dans la mesure du possible, elle puisse tout dire. D'où, sans doute, cette composition qui permet d'adopter plusieurs voix, plusieurs humeurs, et qui rompt en cela avec la linéarité romanesque traditionnelle ou, disons pour aller vite, le réalisme balzacien. Bien sûr je n'ai rien contre cette hybridité, qui a pour elle d'accentuer la singularité et le mouvement d'un roman mais, outre que d'aucuns pourraient y distinguer une légère afféterie, c'est peut-être violenter indûment le simple lecteur que de le contraindre à quitter momentanément l'univers du roman pour le pousser dans des pensées plus spéculatives. Au-delà de ce simple plaisir légèrement bridé (mais après tout, la frustration ne fait-elle pas partie du plaisir ?), je dirai que le procédé m'ennuie un peu en tant que la prose se fait alors le véhicule trop marqué d'une pensée. Dès lors, la parole s'expose à la tentation, non d'une édification, mais au moins d'un certain didactisme. Chercher à tout embrasser (un peu le graal, je le concède, de tout écrivain), à maintenir le lecteur dans la tension caractéristique du roman tout en faisant oeuvre de réflexion, fait presque mécaniquement courir à l'oeuvre le risque du bancal. Sauf à manier la chose dans la structure même de la langue et du dessein qu'elle se donne. Mais pour moi qui lis d'abord un roman (et c'est peut-être mon tort), l'ensemble aurait sans doute gagné à mieux délimiter son objet, voire sa quête. Or il eût fallu pour cela que l'ambition de Sarah Chiche soit moins grande (mais peut-on seulement reprocher à quiconque d'avoir une trop grande ambition ?), et qu'elle se livre aux seules suggestivités des personnages et de la langue. Pour seul exemple, j'invoquerai ce passage sur l'extermination des malades mentaux en Autriche durant la Deuxième guerre mondiale : c'est saisissant, passionnant, parfaitement écrit, mais cela justifierait un livre à soi seul. Et si l'épisode occupe malgré tout une certaine fonction dans le récit, il ne le sert pas nécessairement, et peut même nous détourner de son noyau dur.

 

Le questionnement sous-jacent - savoir ce que l'on est, quelle est notre place, notre rôle dans la vie, bref à quoi tout cela peut-il bien servir - conduit Sarah Chiche à écrire une oeuvre d'intelligence. Retour ici de l'ancestrale dispute, presque aussi ancestrale que le roman lui-même, consistant à se demander si l'intelligence est nécessairement constitutive de l'art du roman. Or selon moi, non. Nombre d'oeuvres romanesques me semblent plus intelligentes que leurs auteurs. Je ne suis pas loin, même, de penser qu'un des plus beaux mystères de la littérature réside précisément dans cette vertu qu'elle a de permettre parfois un surgissement involontaire ou non programmé de clairvoyance, d'acuité ou de pénétration au sein même d'une oeuvre dont ce n'était ni l'objet, ni l'intention.


Pour m'en tenir aux stricts contemporains (et parce que c'est ma lecture du moment), je songe au personnage principal du dernier roman de Richard Morgiève, Le Cherokee, ce shérif un poil désabusé qui se demande : « Vivre pouvait être une expérience incroyable, quelle importance qu'elle soit inutile ? » Est-ce légèreté ou sagesse ? Égoisme ou vérisme ? Cette interrogation, au coeur d'un roman qui n'a rigoureusement rien à voir avec celui de Sarah Chiche, n'en est pas moins une interrogation commune aux deux livres, dans lesquels elle trouve deux résolutions parfaitement opposées. Dans un cas, la vie est une sorte d'imbroglio dont il ne faudrait jamais renoncer à trouver, non le sens mais au moins la portée ; dans l'autre, elle est un donné fondamental qu'il serait presque vain, pour ne pas dire vaniteux, d'interroger. Dans le premier cas, cela donne un roman dont l'intelligence pourrait presque passer pour une sorte de personnage ; dans l'autre, un roman où les personnages semblent totalement indépendants, à tout le moins libérés de leur auteur.

 

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Pour autant, ce qui peut affecter un peu la puissance romanesque du texte de Sarah Chiche réside moins, me semble-t-il, dans une trop grande démonstration d'intelligence que dans sa passion à vouloir se comprendre, et plus globalement à comprendre ce qu'est l'humain, comment il se déplace dans son infinie ramification de sens et de significations. Il y a là, dans cette fureur à vouloir embrasser l'homme et l'univers, quelque chose qui, au passage, relève peut-être plus de la métaphysique que de la psychanalyse, mais surtout - au-delà du clin d'oeil - d'une recherche finalement assez bouleversante. 


Au fond, Sarah Chiche est peut-être moins une romancière qu'une penseuse, même si sa prose, du fait même de sa pensée - et c'est là sa grande singularité - se retrouve souvent touchée par la grâce. Car si, pour le dire d'un trait qui viserait à résumer ma réserve, à savoir que le choix entre le roman et l'essai n'a peut-être pas été suffisamment tranché, il n'en reste pas moins qu'il y a dans Les enténébrés des pages de littérature absolument remarquables. 


Les scènes de pure intention romanesque, spécialement lorsqu'il s'agit d'entrer dans la mécanique de l'amour (d'une certaine sauvagerie dans la sexualité, du conflit, de l'emballement, de la soumission, des rapports de domination, de l'abandon de soi dans la fusion à l'autre), sont souvent splendides. Il y a d'authentiques fulgurances dans cette manière d'entrer dans l'implacable de l'amour et de savoir donner aussi vivement une expression, charnelle et abstraite, à ce qui anime chaque instant du rapport amoureux - une ouverture vers la folie, un arrachement à soi, un sentiment de dépossession, de perte de la maîtrise, et une rage aussi, une angoisse perpétuelle, une tristesse profonde à se sentir le jouet de quelque chose que l'on désire autant qu'on le craint. L'amour, en fomentant les imbroglios de nos existences, nous accule ainsi à une perplexité qui peut conduire jusqu'à l'impuissance à vivre : « La pensée me traverse de me défenestrer tout de suite pour nous épargner d'avoir à vivre la joie dévastatrice des années qui viendront. » 

 

Mais il serait restrictif de n'évoquer cette qualité d'écriture qu'à l'aune du questionnement amoureux, et plus juste de l'étendre à tout ordre sensible. Ainsi de la musique, évoquée avec une justesse que l'on devine reliée à une connaissance approfondie mais dont on sent surtout combien elle est d'abord une connaissance née dans et de l'émotion. Ou encore de l'enfance. Ici la tendreté du texte ne réside pas tant dans le choix des mots que dans l'univers que Chiche donne à deviner, et que quelques attitudes suffisent à brosser. Par petites touches, entre alors dans sa pensée, qu'elle a précise et méthodique, ce qui enfin permet de la perturber et de lui conférer des élans à la fois très doux et très brutaux. On pourra même y distinguer, chose un peu inattendue, comme une nostalgie de l'enfance, nostalgie doublée d'une aversion, disons une sorte d'écoeurement de l'âge adulte - «... ils jouaient à ce qu'est s'aimer, se haïr ou pardonner, avec une radicalité, une intransigeance qui n'étaient pas encore complètement abîmées par les blessures qu'inflige la vie sociale, et que je leur enviais mortellement. Les jeunes enfants, eux, n'ont pas les répugnants moyens du langage pour expliquer à autrui les mouvements de leur coeur. » Et c'est dans l'enfance encore qu'elle trouvera, comme en passant, comme s'il s'agissait d'un simple élément d'atmosphère devenu splendide presque malgré elle, quelques-unes de ses formules les plus vives et les plus poétiques - « Un éclair froissa le ciel comme les mains d'un enfant détruisent une boulette de papier. »

 

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D'autres l'ont écrit mieux que moi, cette manière qu'a Sarah Chiche de s'approcher d'un registre dont le lecteur pourra d'emblée penser (ce fut mon cas, les premières pages) qu'il relève de l'autofiction, mais tout en ne s'y situant jamais et en y étant manifestement indifférente, a quelque chose d'assez bluffant. Probablement parce que, comme « Sarah Chiche » (le personnage, pas l'auteure) en a conscience, l'exercice a ses limites : « C'est impossible d'être à la hauteur de la fiction que l'on a de soi-même. » Ce qui, peut-être, trouble à la lecture de ce livre, c'est que si le lecteur a bien conscience que son auteure n'est jamais très loin, sa parole n'apparait jamais comme retournée sur elle-même ou concentrée sur ses seules et singuliers mobiles : au contraire, elle laisse entendre une sorte d'écho à un universel humain. Psychanalyste et psychologue, Sarah Chiche témoigne d'une compréhension très crue des mécanismes humains, de tout ce qui peut pousser à la joie, à l'oubli de soi, à la déraison, à l'amour fou comme à la rage, à la sauvagerie ou à la déréliction ; à cet égard, la fermeté de son verbe achève de conférer à l'ensemble un tour peu ou prou rationnel. Mais c'est par le biais de l'humanisme, donc d'une sensibilité, qu'elle accède à la littérature. C'est parce que sa pensée est taraudée par la déperdition progressive et concomittante de la raison et du coeur, sensible aux renoncements de l'un comme aux emballements de l'autre, que sa prose alors peut recouvrer cette liberté puissante propre au roman et à l'imaginaire. Et ainsi peut-on enfin l'affirmer : oui, Les enténébrés est un grand livre.

 

Sarah Chiche, Les enténébrés, Éditions du Seuil

2 janvier 2019

Valentin Retz - Grand Art

 

 

O tempora, o mores ! 

 

L’épreuve du premier roman tétanise plus d’un auteur. Non sans raison : de cette première expérience (et exhibition) littéraires, celui-ci conservera toujours un goût singulier – qu’il fût euphorique ou amer ; sur le tard, les inévitables et consubstantielles maladresses du premier texte pourront l’émouvoir, parfois le conduire à le renier ; c’est le texte aussi auquel l’auteur pourra se référer afin de considérer ce qu’il est devenu, l’étalon à l’aune duquel il appréciera sa trajectoire, et peut-être son œuvre. Pour des raisons que je ne m’explique pas forcément, je ne suis pourtant pas certain que Valentin Retz soit, ou sera, de ces écrivains qui garderont sur cette naissance, non à la littérature mais au champ littéraire, un œil plus ému que cela. Car il fait preuve ici d’un aplomb, dans l’ordre de la pensée, de son exposition, du style, que l’on peine à retrouver chez n’importe quel auteur, même très estimable, d’un premier livre. Cet aplomb, que l’on mesure notamment à une forme de maturité stylistique et à une manière bien personnelle d’affirmer les choses, ne va toutefois pas sans poser un certain nombre de questions. 

 

* * *

 

Le procédé, ou le prétexte, est assez simple : le narrateur, peintre de son état, assis sur une banquette de la célèbre brasserie Le Select, à laquelle il sera fait référence plusieurs dizaines de fois, attend un certain Ravèse qui (le suspense n’est pas vraiment entretenu) ne viendra évidemment jamais. Cela donne donc lieu au rappel d’une conversation qu’ils tinrent au même endroit et sur les mêmes sujets que, très certainement, ils auraient ensemble abordés si Ravèse était venu. L’écriture, talentueuse, sert ainsi de prétexte à une longue réflexion, presque dissertative, sur le sort que nos temps de ruine réservent à l’art et à l’amour. 

 

Donc, ce qui frappe d’emblée, c’est le style. Grand Art nous embringue illico, et manu militari, dans un torrent d’effervescences, une pensée-fleuve, une longue coulée bouillonnante où chaque mot est scandé, chaque rythme investi, chaque pensée assénée. Au bout de quelques pages nous revient d’ailleurs à l’esprit l’hommage rendu en exergue à Thomas Bernhard – dont la citation a quelque chose de l’aveu : « On est en droit de voir en moi un caractère sans amour. Mais de même je suis en droit, moi, de voir dans le monde un monde totalement sans amour. » L’on comprend alors que le grand écrivain autrichien aura été source d’une inspiration telle qu’elle en devient par moments troublante – il suffit d’ouvrir quelques pages au hasard d’Extinction, par exemple, pour s’en faire une idée. Mais l’exigence stylistique de Valentin Retz n’a d’égale que la rudesse du regard que son personnage porte sur ce qui l’entoure. L’art contemporain, par exemple : « Ils collectionnent les impasses comme d’autres collectionnent les tableaux et, dans l’immense musée contemporain de leur ratage perpétuel, ils convient des amateurs d’art contemporain qui sont peut-être mille fois plus coupables que tous ces prétendus artistes, puisque ce sont eux qui financent leur œuvre contemporaine, ce sont eux, les amateurs d’art contemporain, qui entretiennent ces falsificateurs contemporains. Et voilà comment le système s’enrichit de sa dégradation, voilà comment le marché de l’art écoule ses croûtes contemporaines, voilà pourquoi ces pisse-froid, ces croûteurs, vous abomineront de toute leur haine contemporaine. » Complice de la revue Ligne de risque, Retz n’est pas édité pour rien à L’Infini, la collection de Philippe Sollers, tant l’esthétique y est volubile, dense, sinueuse, inspirée, aristocratique, soucieuse de métaphysique bien plus que de considérations sociologiques, tournée vers le combat contre le nihilisme, indifférente à ce qui taraude la chair sociale, qualifiée au passage de « charrue ». Aussi le texte est-il porté par un souffle assez tonitruant, dont on regrettera parfois la mécanique presque trop bien huilée, mais qui constitue un beau pied de nez au minimalisme stylistique du temps, à son souci un peu obsessionnel, ou démagogique, de « lisibilité ». Le texte de Valentin Retz est donc à la fois très moderne, tant y souffle l’affirmation sans ambages d’une vérité individuelle, et très désuet, en ce qu’il constitue une sorte d’objurgation morale, qui plus est travaillée dans une forme qui n’est pas exempte de réminiscences dix-huitièmistes ; les arts y sont d’ailleurs définis comme consubstantiels à la pensée ; quant à l’amour, dont la possibilité même est « la dernière chose qu’il nous reste à détruire », donc « la seule que nous devions sauver », il ne résiste pas au miroir qui lui est tendu, où se mire une humanité taraudée par l’instinct de mort. 

 

Il va de soi qu’on se moque éperdument des classifications, et que la question du genre importe peu. Il n’empêche, le lecteur pourra bien se demander si ce qu’il tient là est bien un roman, tant le texte est proche d’un type d’essai littéraire, tour à tour crépusculaire et doctrinale, sur les arts et l’amour, ces deux mystères de l’humanité ici déployés sur un fond cataclysmique de « décomposition. » Il y a quelque chose chez Valentin Retz du penseur, de l’idéologue peut-être, au sens où le mot s’employait du temps des Lumières ; si Grand Art est un roman, alors ce serait quelque chose comme un roman théorique, où l’auteur se moque comme d’une guigne de toute intrigue, de toute ficelle, soucieux avant tout de revêtir ses hantises d’un habit littéraire sans concession. A cette aune, il pourrait être le premier roman d’un ancien de la rue d’Ulm, irréprochable, à la fois très convenable et souterrainement révolté, habité par le goût de la formule, du renversement du sens et des signifiants, de l’italique théoricienne. « Ceux qui traquent la vérité sont toujours la proie d’une plus haute traque », est-il écrit, parmi cent autres sentences analogues qui n’ont de cesse de confronter le monde et les vivants à leurs insupportables hauteurs. Orgueilleux dans son intégrité, le livre se fait l’éloge, précisément, de l’orgueil, en tant qu’il vient combattre la légèreté des hommes, la désinvolture qui les fait oublier ou négliger les fondements de leur condition. Illustration-type de cette mise en forme singulière de la pensée : « (...) nous ressentons la honte de ne pas avoir su nous hisser à la hauteur du mépris que nous avons eu de cesse d’éprouver envers la meute des autres hommes, pensai-je, nous ressentons cette honte et, ce faisant, nous acceptons sans retour possible le mépris que nous avons toujours éprouvé envers la meute des autres hommes, pensai-je, nous acceptons enfin ce mépris souverain comme un don de notre orgueil pour établir une fois pour toutes les frontières de notre différence et, tandis que nous trônons au faîte de notre orgueil, et donc au faîte même de la possibilité même de toute notre peinture, nous découvrons qu’une peinture sans orgueil ressemblerait à s’y méprendre à un artiste sans art, pensai-je... ». 

 

Grand Art est donc habité par quelque chose de fondamentalement colérique. Tout en désespérant de la cause de l’Art et du destin de l’Amour, une violence presque inquiétante habite ce texte très dense, dont certains arrêts paraîtront un peu définitifs, mais dont on ne pourra nier que, en sus d’un expressionnisme impressionnant, il déroute par l’énergie de sa virulence, demeurât-elle suspendue. Ce trouble est d’autant plus vif qu’au cœur de cette violence se niche un hymne à l’amour, « chemin de fin du monde », « dernière force capable d’opposer son veto à la destruction de tout », un hymne qui, cherchant parfois sa voie entre la femme et la mère, n’est dénué ni de chair, ni de douceur, même si l’ambiguïté subsiste tout du long. La femme aimée fait ici figure de rédemptrice, seule et unique figure à pouvoir apaiser les lésions de l’âme : « elle a ce petit haussement d’épaules qu’elle fait toujours lorsqu’elle vous surprend en train de renquiller votre venin et elle reconduit une de ses mèches comme si elle éventait avec ce geste l’air infecté de votre cœur », est-il joliment écrit. Peu à peu, le rideau s’écarte et s’ouvre sur un panorama de joie que rien ne laissait entrevoir : « Il y a encore dans ce coffre un cœur humain capable de grandeur et de noblesse. Il y a encore une vie qui s’émerveille et qui palpite. » Valentin Retz fait figure de sombre et sévère moraliste ; l’apogée et le destin de sa colère pourraient bien ressembler à une émancipation.

 

Valentin Retz, Grand Art - Gallimard, collection L'Infini
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 11, juillet/août 2008 

12 décembre 2018

David Rochefort - La paresse et l'oubli

 

 

Il faut bien se survivre

 

Au motif que les protagonistes de ce roman ont un temps tâté du heavy metal, un ami, qui connaît ma petite inclination pour le genre et avait entre les mains les épreuves de La paresse et l’oubli, s’est empressé de m’en conseiller la lecture. De rock dur il ne sera toutefois que fort peu question ici (fort peu mais fort bien, soit dit en passant), celui-là n’étant qu’un véhicule parmi d’autres pour goûter comme il se doit au « charme un peu poisseux de l’échec » et aux « voluptés de la déchéance », qui sont les questions centrales de ce roman d’apprentissage. C’est en effet un texte dont on perçoit d’emblée la dimension très personnelle, constitué d’une matière et empreint d’une manière (prolixe, brillante, épidermique, édifiante parfois), qui, comme c’est parfois le cas avec les premiers romans, peuvent tout à la fois toucher et agacer.

 

* * *

 

Benjamin Ratel est lycéen. Il éprouve donc un type de désœuvrement et de colère somme toute assez classique à cet âge, où surnagent imparfaitement et concomitamment l’envie d’en finir avec la vie et celle d’en jouir à chaque instant, le désir de révolution et l’ombre du parenticide, les questionnements incessants sur ce que l’on est, les doutes sur ce à quoi on aspire, les raisons mêmes qui poussent à vivre et vous retiennent de quitter la scène avant l’heure dite. Formes de désespérance qui, sans doute, sont peu ou prou le lot de l’adolescence, mais qui ne conduisent pas toujours, comme c’est le cas ici, aux portes des plus sombres déroutes.

 

De son enfance normande à Agon-Coutainville, Ratel n’a guère plus qu’un « sentiment géographique », d’ailleurs à peu près celui que lui inspirera le monde. Grandir dans ces terres, dans ce temps que ponctuent les petits arrangements avec la vie auxquels les classes moyennes sont acculées, considérer mollement l’horizon qui nous attend, ne plus voir autour de soi que reproductions, éreintements et démissions, ce sont là des tropismes auxquels il ne peut se résoudre. Donc, tout faire pour fuir. Les élans révolutionnaires avec les copains, avec fond très sonore et bonne bouteille en main (abolir le travail, l’argent) ; se projeter dans le Romain Goupil de Mourir à trente ans ; préparer des coups d’éclat – échouer. Découvrir le sexe, balbutier dans l’amour ; la musique, les livres, la politique, « et toutes ces activités au coeur desquelles il espère oublier un instant qu’il n’aura osé embrasser Johanna que deux microscopiques fois. » S’oublier, autant qu’il est possible de le faire, fuir ce monde inhabitable à la première occasion – « la soirée du nouvel an est extrêmement classique – compte à rebours, musique, alcool et vomi. » Bref, étayer autant que possible son « désir de réalité », celle qui ne se rattrape jamais. Paris, enfin, parce que tout bon roman d’apprentissage porte son Rastignac. Paris, c’est-à-dire l’émancipation, l’aventure, une explosion de liberté ; et l’humiliation, pour celui qui y débarque sans crier gare et que l’on affuble ici du titre de « paysan.» Mais le lycée n’est jamais qu’une parenthèse pour celui qui aspire d’abord à déborder la culture et à vivre : « la vraie vie commence à dix-huit heures. »

 

Seulement voilà. Rien ne vient apaiser cette rage d’exister, ni cet insurmontable sentiment d’inaptitude au monde, qui nous laisse coi devant lui, non pas indifférent mais par avance las de devoir en constater les mouvements, l’agitation, l’ineptie profonde. « L’inconvénient des événements, c’est qu’on est censé y réagir », et cet inconvénient taraude l’existence jusque dans les pires moments ; y compris quand le père disparaît, étrangement il est vrai – quitte, plus tard, à aller s’enquérir de sa curieuse généalogie.

 

Mais la vie sépare ceux qui s’aiment, n’est-ce pas, et le groupe de copains autour de Ratel va se disloquer, comme se disloquent toujours les amitiés nourries trop tôt à un trop grand fantasme de liberté. L’existence de Benjamin Ratel n’est plus qu’une longue errance dans les bas-fonds – ceux du monde, et les siens propres. Errance qui le conduira finalement à Berlin, où s’échouent presque mécaniquement les jeunes occidentaux en manque de frissons, et où il « développera pleinement un aspect latent de sa personnalité : la compulsion. » Avant de se prendre pour Richard Durn, et que la vie ne reprenne son cours – peut-être.

 

David Rochefort est pleinement dans son récit. C’est là sa force : son déroulement y est impitoyable, et viscéral. On se prend de sympathie pour ce personnage errant, malmené, violent, inaccessible à lui-même, même s’il faut pour cela esquiver ses travers, ses emportements infantiles, la relative misanthropie vers laquelle le pousse sa mélancolie. À travailler sans cesse cette matière molle du désœuvrement occidental, La paresse et l’oubli (très beau titre) est donc un roman qui s’inscrit en plein dans la contemporanéité : c’est son intérêt, sa limite aussi. Car si le récit est porté par un souffle de colère incandescente, le même souffle conduit parfois l’auteur à sortir du roman proprement dit, et à se laisser aller à des digressions, très référencées, où il semble surtout s’agir de faire passer un message ; or, à cela, la trame et l’énergie interne du roman suffisaient amplement. D’autant que, même si je lui reprocherai d’être parfois un peu mécanique, de négliger un peu trop l’espace ou le silence, le style est toujours entraînant, maîtrisé, soucieux du rebond, assis sur un incontestable sens de la formule. J’aurais aimé, donc, que David Rochefort creuse davantage les sillons poétiques dont il esquisse ici ou là le tracé : c’est dans cette matière, j’en suis certain, qu’il pourra, demain, laisser éclater un talent qu’il a d’évidence.

 

David Rochefort, La paresse et l'oubli - Éditions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 23, mars/avril 2010 

6 décembre 2018

Bertrand Redonnet - Le Théâtre des choses

 

 

Le Poitevin de Pologne

 

Ce qui est intéressant, et touchant, lorsqu’on lit un écrivain qui n’a que peu confiance en lui, qui, même, éprouve un doute sincère et nullement coquet sur sa qualité d’écrivain, ce n’est pas tant qu’on le sente dans chacun de ses mots, mais que ce tourment puisse finir par constituer la matière première de son travail d’écriture. C’est, très souvent, le cas de Bertrand Redonnet, qui poursuit donc, à l’écart de la grande édition et de la France, son œuvre à mi-chemin entre la fiction et le récit d’exil. Témoin ce recueil, où se manifestent concurremment son rapport inquiet à l’écriture et le sentiment troublant d'un écart au monde.

 

De ce rapport à l’écriture, on en sait tout de suite davantage dès la première phrase du recueil, qu’il prend soin, non sans malice, de placer dans la bouche d’un interlocuteur censé le conseiller : « Écrire une forme brève qui ait de l’allure et du style n’est pas chose facile. » La boucle sera d’ailleurs bouclée dans l’ultime nouvelle, au demeurant très émouvante, qui décrit le gouffre mental où la difficulté d’écrire jette l’écrivain : « Et si je ne faisais, en fait, que jouer à l’écrivain comme on jouait jadis à l’épicier quand nous étions enfants, avec une planche pourrie en guise de comptoir, des cailloux, de vieilles boîtes de conserve rouillées en guise de marchandises et des papiers chiffonnés en manière de billets de banque ? » Redonnet ne joue pas à l’écrivain, quoi que puisse en penser son narrateur. Rien, dans ce qu’il écrit, n’est jamais affecté d’aucun souci de ce type, et l’on pourrait d’ailleurs aller jusqu’à dire, non sans un goût certain pour le paradoxe, que ce souci de vérité, ce rapport assez cru, presque rustique, à la matière littéraire, pourraient aussi constituer une limite à son art. Qui est en fait, à bien des égards, l’art d’un conteur – l’homme n’est pas sans raison un admirateur et un connaisseur émérites de François Villon et de Georges Brassens. Le conteur peut être un grand lettré qui s’ignore ; du moins veille-t-il toujours, par principe, par esthétique, par moralité peut-être, à n’user que d’une matière qu’il aura malaxée avec sa propre langue, sans souci de ses effets autres que de véracité et d’authenticité. D’où, sans doute, l’impression que Bertrand Redonnet nous laisse de ne jamais assumer complètement le statut de la fiction. C’est la seule chose, ici, qui m’aura un peu gêné : alors même qu’il y a dans l’esprit de ces textes brefs quelque chose qui par moments pourrait les rapprocher d’un certain réalisme magique, ou d’une tonalité éparse qu’un Marcel Aymé aurait pu faire sienne, Redonnet s'obstine parfois à reprendre la main, contraint en lui ce qui pourtant y est indéfectiblement tourné vers l’imaginaire, quitte, donc, à nous arracher à notre rêverie. Probablement y a-t-il aussi ici quelque trace du vieil anar qu’il est, et qui le conduit à détourner l’histoire de son cheminement propre pour la lester d’observations à caractère plus social, voire politique. 

 

Ce sera là mon unique réserve, car ces dix nouvelles, ou récits, jouissent de bien d’autres qualités, dont la plus grande à mes yeux réside dans cette simplicité à la fois joueuse et mélancolique où se résout toujours son écriture. Redonnet est de ceux qui savent s’arrêter devant un paysage, un arbre, un visage, une couleur, et en faire suinter en un tour de phrases ce que ces visions peuvent avoir d’essentiel, de profondément intimes et poétiques. Il est aussi de ceux, entre deux constats qu’assombrit le cours du monde, qui savent sourire d’eux-mêmes et de leur propre gravité : avec lui, on n’est jamais bien loin du brave soldat Chvéïk, prêchant l’innocence pour mieux sonder les reins et les cœurs, jouant les candides pour mieux faire ressortir nos petits et très humains travers. 

 

Reste que nulle lecture ne s’achève jamais sans impression sensible, et qu’au terme d’un livre, pour peu qu’on en ait perçu le fil rouge, on sait bien, au fond, de quoi il y a été question. Et son sujet, à Redonnet, son sujet conscient autant que son sujet souverain, c’est l’exil. Chez ce Poitevin d’extraction et de sang qui, il y a quelques années de cela, choisit finalement la campagne polonaise pour s’établir, l’exil est partout, et bien loin d’être seulement géographique. Son blog personnel n’est pas pour rien baptisé L’exil des mots : l’exil, c’est aussi ce sentiment persistant, incessant, stimulant sans doute mais accablant toujours, d’être peu à l’aise nulle part, pas plus dans son temps que dans son pays ou sa langue. Au-delà de ses petites imperfections, c’est ce qui fait tout le charme, délicat, généreux, de ces textes. C’est en tout cas la tonalité que je retiendrai de ce Théâtre des choses, dont Bertrand Redonnet extrait la substance à la fois naïve, fragile et profondément humaine.

 

Bertrand Redonnet, Le Théâtre des choses - 10 nouvelles de France et de Pologne
Sur le site des Éditions Antidata
L'exil des mots, blog de Bertrand Redonnet

18 novembre 2018

Xavier Person - Derrière le cirque d'hiver

 

 

Le monde en Person

 

C'était il y a des années de cela. Au détour de couloirs professionnels que lui et moi arpentions avec un peu de ciconspection, je me souviens avoir engagé Xavier Person à passer au récit, et pourquoi pas au roman, après qu'il me confia la perplexité dans laquelle le jetait un pan de son histoire familiale. De lui je connaissais un peu l'écriture poétique, qu'il étayera encore et que j'évoquerai ici, mais lui-même me disait combien certains expériences ou certains sentiments pourraient justifier qu'il changeât de registre. Et voilà donc que paraît ce premier très beau récit (non, ce n'est pas un roman), où en effet on le voit puiser à ses racines pour exhumer un grand-oncle paternel chef de milice dans le Poitou - un certain « Person de Champoly » - et un oncle maternel condamné après la guerre pour « intelligence avec l'ennemi ». Ces motifs biographiques n'apparaissent dans le livre que sur le tard, mais ils sont impérieux chez l'auteur de plus en plus acculé à une enquête où la précision documentaire le dispute au questionnement intime - où l'on comprend pourquoi et comment la figure de Modiano se fait alors repère littéraire.

 

Mais c'est tout ce que l'humanité peut charrier comme sensations et lui adresser comme messages qui bouscule voire bouleverse Xavier Person. Aussi retrouve-t-on dans ce volume tout ce qui le distinguait déjà dans sa veine poétique : une complexion marquée par une propension farouche à la discrétion, un attrait ou plutôt une attraction pour le minuscule révélateur et pour ce qui, dans la brutalité ordinaire de l'extérieur, nous demeure obstinément incommunicable. Au point de vous rendre parfois impuissant à agir, voire à vivre. Éthique et esthétique obligent, bien des portraits qu'il dresse de ses contemporains anonymes renvoyent l'auteur à lui-même - au hasard, optons pour celui-ci : « Sa discrétion m'intriguait, son hébétude un peu rêveuse. Secrètement je sentais qu'elles me concernaient. »

 

Xavier Person voit tout. Relève tout, plutôt : tout ce que nous voyons, tout ce que nos sens enregistrent et impriment et que nous décidons généralement d'abandonner, de déblayer de notre conscience. Il a toujours eu une prédilection pour les lieux anonymes et populeux, où les regards se croisent plus qu'ils ne s'accrochent, les gares, le métro, les wagons, tous lieux publics où nous nous retrouvons toujours anonymes et possiblement observés. On peut aimer ou pas cette sensation. Lui s'y meut avec un quelque chose d'animal, à tout le moins de plus fort que lui, qui le pousse à tout consigner. Tout ce qu'il voit le frappe, c'est ainsi, d'où une écriture tendue vers la nécessité d'essayer d'y trouver un sens et, peut-être, d'y retrouver un filament commun de l'existence individuelle et collective. D'où aussi cette succession de tableaux souvent brefs, où on le verra frappé, happé par un regard, un geste, un rictus, une attitude, un mot parmi d'autres, une situation à la fois singulière et commune. Xavier Person ne peut s'empêcher de tisser des correspondances secrètes, hasardeuses, solaires entre les choses, les êtres, les existences, de jeter un pont entre le microscopique et l'infini. Il reconstitue ce faisant une sorte de sens de la vie, fût-il lointain ou fuyant, exhaussant de ce capharnaüm une sorte de fil qui se tend entre nos solitudes et l'infini de l'aventure humaine. Autant de dispositions qui le conduisent à tourner autour des motifs obsédants du temps, du vieillissement, de la dégradation et de la mort. 


De la lumière aussi, tant elle constitue à la fois un indice possible du rayonnement et une manifestation de la fragilité  - aucune pénombre n'étant jamais loin. Les références, dont je ne suis pas certain qu'elle sont toujours conscientes, sont légions ; je n'en cite que quelques-unes : 

 

     - « ... avec dans l'expression de sa tristesse une clarté qu'elle donne à voir avant tout » ; 
    - « ... quand elle me parle avec un éclat trop vif dans le regard, avec dans son visage une éclairante tourmente » ; 
    - « Par la fenêtre de ma chambre je regardais le ciel dans les lumières de l'hôpital, d'un bleu lumineux et doux malgré la nuit, dont la luminosité s'accordait à la douceur qui s'écoulait dans mes veines. » ; 
     - « J'ai longtemps rêvé d'écrire un livre où il ne se serait rien passé que de nuit. »
Et se prolongent jusque dans ses rêves:  
     - « ... quand ce que nous voyons nous blesse de la lumière des jours que nous ne verrons pas. »

 

Quelque chose vient toujours empêcher la joie, c'est-à-dire la vie pleine et entière. Comme si l'image que Xavier Person avait de lui-même devait être toujours un peu esquintée, ou altérée. Reste qu'en sondant de manière à la fois chirurgicale et impressionniste les mouvements intérieurs de l'individu, il interroge et illustre aussi ce que nous nous refusons généralement à penser, nos émotions se glissant toujours en nous par derrière et n'en finissant pas de nous trahir. Et si plane dans ce recueil l'ombre de Modiano, l'on pourrait avoir envie aussi d'évoquer la figure de Georges Pérec, lui qui disait un jour à propos du travail de l'écrivain : « On reconstitue quelque chose. On essaye de rassembler, on est comme un archéologue qui essaie de restituer une histoire fabuleuse. »

 

Xavier Person, Derrière le cirque d'hiver - Éditions Verticales

31 octobre 2018

Entretien avec Bernard Quiriny - Les Assoiffées

 

 

Entretien paru dans Le Magazine des Livres 
N° 26, septembre/octobre 2010
Lire ici la critique du roman

 

 

Marc Villemain – Avant de parler de votre nouveau roman, j’aimerais savoir, et pas seulement parce ce que vous y êtes né, ce que la Belgique représente pour vous.

 

Bernard Quiriny – Ah ! On ne commence pas par le plus facile. D’abord, n’y habitant pas, je peux avoir de la Belgique une vision un peu fantasmée, idéale ; peut-être que j’en dirais autre chose si j’y vivais, même si je suis assez adepte du right or wrong, my country. Ensuite, j’ai pour la Belgique l’attachement instinctif et esthétique que chacun, j’imagine, a pour son pays : la terre et les ancêtres, le caractère national, les racines, ces choses un peu barrésiennes. Et puis bon, la Belgique, c’est quand même un tempérament, une tournure d’esprit, un humour, une mélancolie. Donc, une culture, une littérature ; le surréalisme, Magritte, le fantastique, etc. Et tout un flot de clichés (l’exubérance joviale, les brumes flamandes…) qui, comme tous les clichés, sont toujours un peu vrais.

 

Marc Villemain – Pourquoi avoir choisi de plaquer un type et un fonctionnement de dictature déjà bien répertoriés par les historiens sur une société matriarcale ?

 

Bernard Quiriny – Mon idée était d’écrire un roman sur les régimes totalitaires et sur la fascination qu’ils ont suscité chez certains intellectuels, jusqu’à l’aveuglement. Idéalement, cela aurait dû donner un roman, disons, sur l’URSS dans les années 1950 et les voyages d’intellectuels à Moscou, ou sur la Chine de Mao et les voyages à Pékin, etc. Mais un tel livre n’aurait évidemment pas laissé beaucoup de place à l’imagination ; surtout, c’était inutile au regard du nombre de chefs-d’oeuvre disponibles sur ces pays. Cela ne devenait donc intéressant qu’en prenant les choses de manière décalée. D’où ce transfert absurde : au lieu d’évoquer les immenses empires totalitaires qu’étaient l’URSS ou la Chine, voici un empire minuscule, le Benelux. Au lieu qu’il soit à des heures d’avion de Paris, là où on peut le fantasmer, c’est à deux heures de train. Et au lieu qu’y règne le marxisme-léninisme version Staline ou Mao, une version délirante du féminisme. Féminisme imaginaire qui n’est qu’un prétexte : à la limite, n’importe quel fanatisme aurait fait l’affaire – écologisme radical, secte millénariste, tout ce qu’on veut. Je renverse donc la question : le roman ne plaque pas le fonctionnement des régimes totalitaires sur une société matriarcale, il plaque une idéologie matriarcale en carton-pâte sur les totalitarismes, qui sont le vrai sujet.

 

Marc Villemain – Vivons-nous dans une société patriarcale ?

 

Bernard Quiriny – Je ne suis pas certain d’avoir une réponse. Je n’y ai d’ailleurs pas vraiment réfléchi, tout l’attirail « théorique » du roman sur le féminisme n’étant qu’un prétexte. Mais bon, je vous réponds quand même. D’un côté, vous avez un discours assez répandu sur la féminisation générale, les valeurs masculines qui déclinent, etc. C’est peut-être un peu vrai. D’un autre, il semble que les femmes gagnent toujours moins d’argent que les hommes, qu’elles accèdent moins facilement aux meilleurs postes, etc. Donc, je n’en sais rien, et j’ai sur tout ça les mêmes idées banales et raisonnables que la plupart des gens. Ce qui m’amuse, en revanche, ce sont les doléances du féminisme médiatique, l’obsession de féminiser tous les mots, le jargon anthropologique des années 1970 récité comme un évangile, tout ce politiquement correct un peu ridicule.

 

Marc Villemain – Pour quelles raisons avez-vous choisi de donner des intellectuels une image naïve, complaisante (et c’est une litote), plutôt que d’avoir insisté sur leur rôle critique qui, a priori, aurait pu sembler aller de soi ? C’est à peine s’ils s’étonnent de ne plus trouver nulle part le moindre livre écrit par un homme… 

 

Bernard Quiriny – Le sujet étant la complaisance de certains intellectuels devant les totalitarismes, il allait de soi que mes héros ne seraient pas des modèles de distance critique. Cela dit, plusieurs attitudes se rencontrent parmi eux. Le personnage de Langlois, neutre voire bienveillant au départ de Paris, se montre très vite réticent devant les salades que leur servent les autorités belges. Golanski, aussi, est sur ses gardes ; et Langlois fera tout pour lui ouvrir les yeux, jusqu’à ce qu’il bascule par intérêt dans le camp de Gould. Ce dernier, en revanche, sait ce qu’il veut voir en Belgique, et ses oeillères le poussent à avaler tout ce qu’on lui sert. Logique manichéenne qui présidait aux controverses sur la Russie soviétique : pays merveilleux par principe, le goulag n’existe pas, et il n’y a pas à chercher plus loin.

 

Marc Villemain – Votre roman ne participe-il pas, finalement, d’une critique des intellectuels occidentaux ?

 

Bernard Quiriny – Je suppose qu’à la lecture, ça ressemble à une critique, évidemment, d’autant que comme la partie sur le voyage en Belgique est une comédie, je ne me suis pas gêné pour forcer le trait. Je m’interroge : comment des êtres brillants, supérieurement intelligents, grands écrivains souvent, ont-ils pu avaler des énormités comme le jdanovisme et aller faire du tourisme en Russie en croyant qu’on leur montrait la vérité ? (On pourrait parler aussi, sur un autre registre, du voyage en Allemagne de l’équipée Brasillach, Chardonne et compagnie). Je n’en sais rien, et je ne fais pas la leçon à un demi-siècle de distance. Ca me passionne, simplement, et c’est ce que j’ai voulu évoquer, sur le mode de la farce. Au fond, j’adore les intellectuels, les joutes, les histoires de réseaux, les luttes d’influence, les hauts débats philosophiques, les petites affaires parisiennes, etc. Et aussi les grandes poses ridicules, les Zola aux petits pieds, les pétitions grandiloquentes, etc.

 

Marc Villemain – Venons-en au roman en lui-même. Qu’est-ce qui vous a conduit à adopter, fût-ce sous forme chorale, une narration articulée autour de l’unité classique de temps, de lieu et d’action ?

 

Bernard Quiriny – Ca n’était pas vraiment réfléchi. J’avais deux histoires, tirée du même puits : ma bande d’intellectuels en expédition de l’autre côté de la frontière, pour un voyage d’une petite semaine dont les étapes fournissaient le découpage en chapitres ; et l’ascension sociale d’une belge lambda, qui raconte sous forme de journal intime sa découverte du pouvoir et le délire des dirigeantes. La deuxième histoire était indispensable pour faire « marcher » la première : comme le pouvoir ment aux intellectuels, il fallait quelqu’un qui montre la vérité en contrepoint. Ma principale question était de faire tenir tout ça ensemble, dans une construction à double hélice. Idéalement, j’aurais aimé pouvoir dire que je me suis inspiré de Changement de décor, de David Lodge, modèle dans le genre ; mais j’ai renoncé à faire se rejoindre les deux parties, ce qui semblait naturel, pour finir plutôt par un grand bond en avant (dans le temps) en décrivant la chute du régime, façon Ceausescu.

 

Marc Villemain – Le sujet est imparable ; à certains égards, il est même assez génial. Vous est-il arrivé d’en avoir peur ?

 

Bernard Quiriny – Ma principale peur, c’était que mon imagination s’épuise, que je n’arrive pas à faire tenir tout ça debout sur la distance nécessaire, et que tout s’écroule dans l’invraisemblance ou l’ennui au bout de trois chapitres. Sur ce point, je crois heureusement que la sauce prend – le lecteur jugera, évidemment. Après, reste le sujet. Une dictature de féministes belges forcenées et des intellos fanatiques, en 2010, n’était-ce pas un peu énorme ? Je vous avoue qu’il m’est arrivé de me demander à quoi rimait ce gros vaisseau absurde que j’étais en train de construire. Mais il était trop tard pour faire marche arrière, et puis après tout : qu’y a-t-il de plus invraisemblable entre ma dictature de féministes belges qui castrent le Manneken Pis et, disons, des révolutionnaires cambodgiens qui décident de vider Phnom Penh en une nuit pour transformer les citadins en paysans ? Ce qu’il y a de fou avec ce sujet, c’est que la réalité dépasse toujours la fiction.

 

Marc Villemain – Vos nouvelles donnaient à voir et à entendre des matières et des sonorités oniriques, poétiques, quasi-borgésiennes. Avec Les assoiffées, vous changez assez radicalement d’esthétique. Faut-il y voir une modalité nécessaire du passage de la nouvelle au roman ?

 

Bernard Quiriny – Plutôt du passage du fantastique à la farce. Le fond commande toujours un peu la forme, j’imagine. Un récit fantastique impose un format (nouvelle), presque un style, des images, etc. Ici, grotesque et satire obligent, il n’y avait pas d’autre solution que d’échanger le pinceau contre le rouleau, et de s’en donner à cœur joie.

25 octobre 2018

Bernard Quiriny - Les Assoiffées

 

 

Nous autres, pauvres hommes

 

La littérature est « un jeu ; un jeu capital, mais un jeu », nous disait Bernard Quiriny au sortir des Contes carnivores, qui en son temps reçut sa légitime moisson de prix (voir ici). Il donnait alors à cette esthétique une dimension onirique, à maints égards fantastique, non dénuée de poésie – charge au lecteur de se laisser faire et emporter vers des univers très prolifiques, et assez rares. On ne lira pas Les Assoiffées tout à fait de la même manière. Car si le roman pourrait bien être la continuation du jeu par d’autres moyens, quitte parfois à rondement enfoncer le clou, il est aussi, en dépit de son apparente allégorie, une façon assez virile de nous ramener sur Terre. Entendez dans les miasmes congénitales du pouvoir.

 

Il n’est pas inutile de savoir que Bernard Quiriny enseigne le droit public à l’université de Bourgogne et que sa thèse porta sur « la pensée politique de Cornelius Castoriadis », à laquelle il avait déjà consacré un mémoire intitulé « Autonomie et démocratie. » De quoi donner à ses Assoiffées un conséquent substrat. Et une idée proprement géniale : la description de ce que pourrait être une société entièrement matriarcale, ou, dit autrement, une dictature féministe. Bernard Quiriny, que l’on sait amateur d’uchronie, imagine donc que la Belgique tourna casaque dans les années 70, et qu’une révolution digne de ce nom permit enfin aux femmes de porter la culotte. Une dictature, donc, une vraie. Car n’allez pas vous figurer que sa féminine constitution en adoucisse les moeurs. Ici, celle que l’on nomme « La Bergère » promène sa « meute » en laisse, brave « troupeau de douze garçons hirsutes qui crapahutent à quatre pattes en aboyant et en se comportant comme des chiots » ; et qui d’ailleurs « sont fous de joie quand nous partons en promenade. » C’est bien simple, il n’y a plus trace d’aucun homme autrement qu’émasculé dans ces contrées, si ce n’est sous la forme du « larbin ». Les plaisirs de la cour, nombreux, gargantuesques et sardanapalesques, sont assez rudimentaires, la chasse à courre étant peut-être le plus sophistiqué d’entre eux, selon un principe éprouvé : « on jetait dans la foule un homme à qui, entre les deux sonneries de cor qui marquaient le début et la fin du jeu, chacune pouvait donner la chasse. » Enfin, n’espérez plus vous extasier devant l’innocent mais coquin Manneken-Pis : il a été remplacé par une petite statue de la reine enfant. On se consolera en achetant des « reproductions du garçonnet » en fer-blanc, à l’exception notable du « zizi qui était en plâtre » : ainsi « l’acquéreur pouvait le casser avec le petit marteau qui pendait à une chaînette. »

 

Nous sommes donc bien contents que les femmes aient enfin réussi à devenir l’égal des hommes. Las, un groupe d’intellectuels assez pitoyables, qu’on identifiera d’emblée comme appartenant à la mouvance dure du germano-pratinisme, crétinisme qui en vaut bien un autre, s’est mis en tête de faire le déplacement vers ce pays coupé du monde aux seules fins de lui dire son admiration inconditionnelle, et sous couvert de se colleter avec la réalité. Leur périple, éminemment touristique et dûment encadré, constitue l’une des deux entrées du roman ; nous y reviendrons. La seconde entrée joue du registre intime. Il s’agit du journal de bord d’Astrid, infirmière et Belge ordinaire, où est décrite la vie quotidienne d’une femme dans « l’Empire des femmes. » Les doutes sont rares, et toujours fautifs – c’est d’ailleurs une qualité intrinsèque et maintes fois répertoriée des régimes dictatoriaux : « globalement, quoi qu’on fasse, on viole toujours une loi ou une autre : là se tient le génie du système, qui nous rend toujours coupables. » Un tirage au sort va transformer sa vie : avec quelques autres, elle sera désignée pour honorer la Bergère et lui offrir un cadeau qui fût à la mesure de sa glorieuse munificence. Plus jamais Astrid ne connaîtra la grisaille des queues interminables devant les étals vides, ni les harcèlements administratif et policier. Elle sera même du sérail des préférées, de celles que la Bergère appelle lorsque son désir n’y tient plus – et qu’elle repousse lorsqu’enfin elle a son compte. Tout ça n’est pas joli-joli.

 

*

 

Bernard Quiriny a sans doute écrit le roman le plus efficace et le plus immédiatement jouissif de la rentrée littéraire 2010. La linéarité de l’intrigue ne laisse aucun répit, le plaisir du lecteur à s’horrifier lui-même de ce qu’il découvre est redoutable, on n’ose imaginer à quelle source barbare la dictature ira puiser son nouveau bon plaisir, et le jeu de bascule entre intellos décrépis et citoyenne édifiante rythme un récit très vigoureux. S’il s’agit donc d’un des grands romans de cette rentrée littéraire, je veux pourtant tenter d’expliquer ce qui, dans Les assoiffées, m’a en partie laissé… sur ma faim. Disons pour deux catégories de raisons. 

 

- Je ferai entrer dans la première catégorie tout ce qui fait l’efficacité, paradoxalement trop grande, du roman. Car si la manière de mener le récit est assez époustouflante, la conséquence directe de cette qualité conduit à estomper ce qui, jusqu’à présent, alimentait chez Bernard Quiriny des pistes que l’on qualifiera, pour aller vite, de poétiques. Ce qui ne va pas sans conséquence sur un style, qui, s’il ne s’est jamais défini par sa sensualité, manque parfois de chair, de suint, et le jeu sur la machinerie de l’histoire, plutôt que de s’étoffer d’un jeu sur la langue, conduit à un phrasé qui apparaîtra de temps à autres un peu raide ou mécanique. J’aurais aimé davantage de lenteur, d’observations, quelques pages où le récit eût pu se reposer, la description par exemple d’une sensation, d’un paysage, d’un intérieur, d’un style vestimentaire, d’une coutume culinaire que sais-je encore, bref toutes choses qui auraient donné à l’écriture un tour plus organique et personnel.

 

Dans ce même groupe, je mets aussi un certain nombre d’idées ou de scènes qui demeurent selon moi en suspens, ou insuffisamment explorées. Je n’en donnerai qu’un exemple. Dès le début, lorsque notre groupe d’intellos rigolos arrive dans la Belgique nouvelle, on demande à chacun de bien vouloir se débarrasser de sa montre. Sur le coup, on se demande pourquoi, et l’idée est séduisante. D’autant que cette question du rapport au temps sera tout du long latente, dans les allusions au vieillissement des corps par exemple, dans l’indolence qui règne à la cour, ou simplement lorsque tel personnage craint d’être en retard à telle ou telle occasion. Or, nous ne saurons jamais pourquoi l’on demande aux étrangers de se défaire de leurs montres. L’idée, sans être forcément décisive, aurait pu donner l’occasion d’un développement fabuleux, au sens premier du terme, dont Bernard Quiriny a par ailleurs le secret. Cela aurait même pu constituer une singularité absolue du régime : la volonté de remodeler le temps. De la même manière que cette dictature (et pour le coup, c’est très réussi) a redéfini la place des morts en érigeant un « mémorial pour les femmes assassinées par les hommes depuis les origines de l’humanité », où « chaque rondin indique l’endroit d’une fosse commune imaginaire, où sont virtuellement enterrées cent victimes. » Aussi « le cimetière cessera de grandir quand le monde sera acquis à la cause des femmes. On pourra l’observer depuis le ciel comme un indicateur des progrès planétaires de nos droits. » Voilà où Quiriny excelle : lorsqu’il déborde la réalité, non pour en créer une autre et lui donner un air tout aussi authentique, mais pour tirer le fil de ses allégories et de son univers propre. Il y réussit à nouveau à propos de la « Transimpériale », immense autoroute dessinée suivant les contours du visage de la fondatrice de l’Empire et qui est, « avec la muraille de Chine, la seule construction visible depuis la Lune. »

 

- La seconde catégorie où je regroupe mes réserves touche au fond du propos. Le choix de plaquer un fonctionnement dictatorial somme toute assez classique sur un régime féministe fanatique ne saurait être absolument neutre. Autrement dit, j’aurais aimé savoir ce que cette dictature avait de spécifiquement féminin. Si les hommes ont de tous temps été une catastrophe pour les femmes, si l’on peut bien admettre que « la pénétration est un crime » et qu’Ingrid éprouve « le dégoût d’avoir eu un fils », l’Empire des femmes se contente d’appliquer, et non sans jubilation, les plus mâles rudiments dictatoriaux. Surtout, le portrait qui est fait des intellectuels, si l’on voit bien à quelles périodes et à quels travers de l’histoire intellectuelle occidentale il fait allusion, me semble, pour le coup, insuffisant. D’autant qu’en sus d’être indignes, arrivistes et mesquins, ces penseurs effroyablement médiatiques sont d’une bêtise crasse. Au point qu’il n’en est pas un pour s’offusquer, ou alors in petto, qu’aucun livre écrit par un homme ne figure plus dans aucune bibliothèque du pays – étant entendu qu’il n’existe déjà plus de librairies. Je n’oublie pas qu’il s’agit d’une fable, voire d’une affabulation, va, même, pour la farce, mais le sous-entendu explicite, revendiqué, au réel le plus historique et le plus sérieux, qui vise à railler une démarche intellectuelle en effet assez navrante, perd du coup de sa force. Car si l’on peut non sans quelque bonne raison railler ceux de nos penseurs qui chorégraphièrent leurs courbettes devant les petits et grands Néron qui jalonnent l’histoire des hommes, aucun d’entre eux n’aurait jamais pu cautionner l'édification d’un monde sans livres, ou, pire encore peut-être, d’un monde dont les humains eux-mêmes auraient décrété l’exclusion du livre. Disons que c’eût été la limite extrême, officielle, de leur adhésion au régime. Je comprends bien qu’il s’agit d’interroger les aveuglements successifs de nos consciences pensantes au fil de l’histoire, mais il m’a semblé, ici, que Bernard Quiriny échouait en partie à occuper l’espace, il est vrai exigu, qui distingue la farce de la caricature.

 

On pourra penser que ces réserves s’attachent à des aspects peut-être secondaires de l’intention et de l’ambition de Bernard Quiriny. Et ce ne sera pas faux, après tout : puisqu’il s’agit d’une farce, autant y mettre les moyens. Surtout, Les assoiffées est un roman d’une efficacité narrative absolue, roboratif, provocant, percutant, et, sous son allure légère, sans doute plus profond qu’il y paraît. S’il n’est pas la grande fresque sur l’aveuglement qu’il aurait aussi pu être, son inlassable énergie farcesque renouvelle avec intelligence et drôlerie l’ancestrale question des rapports de sexe. « Ai-je donc l’air si méchant ? », se demande un de nos grands intellectuels après que deux petites filles lui ont jeté un caillou à la figure. La réponse qui lui est faite, au fond, est plus factuelle que cinglante : « Vous êtes un homme. » Pauvres de nous.

 

Bernard Quiriny, Les Assoiffées - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 26, septembre/octobre 2010 

21 octobre 2018

Entretien avec Bernard Quiriny - Contes carnivores (2008)

 

 

Bernard Quiriny, Contes carnivores
Éditions du Seuil, 2008
Préface d'Enrique Vila-Matas
 

Entretien paru dans Le Magazine des Livres, n° 11 – Juillet/août 2008

 

Il est rare, en France, qu’un écrivain accède à la notoriété par ses nouvelles. Le genre serait-il en passe de sortir de la relative confidentialité où on l’a longtemps confiné ? Ou Bernard Quiriny, telle une hirondelle qui n’annoncerait aucun printemps, ne doit-il son succès qu’à son seul talent ? Pour ce qui est du genre, il est encore un peu tôt pour crier victoire. On ne peut en revanche que s’enthousiasmer devant cet écrivain belge qui, tout juste âgé de trente ans et auréolé du prix de la Vocation pour son premier recueil, L’angoisse de la première phrase (Phébus, 2005), passe déjà pour un maître du genre. Si vous ajoutez à cela qu’il ne jure que par Borgès, Vila-Matas ou Marcel Aymé, qu’il ne renifle pas grand-chose dans l’air du temps littéraire, qu’il est aussi humble et discret que les plus grands et qu’il trouve le temps d’enseigner le Droit à l’université de Bourgogne et de piloter la rubrique Livres de Chronic’Art, vous comprendrez que nous ayons eu envie d’approcher le phénomène d’un peu plus près. Ce dont la parution au Seuil de ses remarquables et facétieux Contes carnivores nous donnait l’occasion. 

 

* * *

 

Marc Villemain. J’aurais envie de vous poser une question à brûle-pourpoint, assez naïve sans doute, et peut-être sans réponse possible, mais qui fait écho à la première pensée qui m’est venue lorsque j’ai commencé à vous lire : mais d’où lui vient cette imagination ? 

 

Bernard Quiriny. Question difficile, en effet. Il n’y a pas vraiment de réponse, ou alors il y en a plusieurs ; certaines idées, certaines nouvelles ont un point de départ précis, dont je me souviens, en sorte que je peux vous répondre ; et d’autres viennent de manière un peu mystérieuse, ce qui fait que je n’ai rien à en dire. Pour les premières, donc, il y a toutes sortes de possibilités, auxquelles on peut essayer de donner des noms : 1° L’analogie, à partir d’une idée puisée ailleurs, notamment dans un autre livre. Exemple : Thomas de Quincey imaginait dans le formidable L’assassinat considéré comme un des beaux-arts qu’une société d’esthètes se passionne pour les meurtres, et fasse à leur propos de la critique d’art. Raisonnement analogique : ce que les esthètes font pour le meurtre, d’autres esthètes ne pourraient-ils pas le faire pour les marées noires, autre sorte de drame ? Résultat : la nouvelle intitulée « Marées noires ». 2° Le pied de la lettre. Exemple : d’un homme qui raisonne admirablement, on dit qu’il prend de la hauteur ; d’un philosophe qui déploie une argumentation très élaborée, au point qu’elle devient complètement abstraite, on dit qu’il s’élève vers les hauteurs glacées de la spéculation. Pied de la lettre, donc : pourquoi ne pas imaginer qu’en effet, réellement, ceux qui pensent un peu intensément s’élèvent vers les hauteurs, et se mettent à flotter dans les airs ? Résultat : la nouvelle intitulée « Les hauteurs », dans le recueil précédent, L’angoisse de la première phrase. 3° La réalisation fantastique d’un truc impossible, à partir d’une idée toute simple. Exemple : qui n’a pas rêvé un jour, pour savoir à quoi s’en tenir vis-à-vis des autres, d’entendre ce qu’on dit à son sujet ? Quel étudiant n’aimerait pas être invisible dans la salle de délibérations au moment où le jury tranche sur son cas, quel accusé n’aimerait pas être présent dans la salle avec les jurés qui vont décider de sa culpabilité ? Réalisation : imaginons un type pour qui se sera possible. Il s’appellera Renouvier, sera un employé modeste, à l’image du Dutilleul de Marcel Aymé, et entendra tout ce qui se dit de lui partout dans le monde. Après, ce n’est qu’un point de départ, il faut donner corps à tout ça et inventer une intrigue… Mais résultat, en tout état de cause : la nouvelle « Qui habet aures ». 4° Plus sophistiqué, l’analogie inversée. Je suis ainsi en train de travailler sur une nouvelle un peu compliquée, qui renverse l’idée du « Jardin aux sentiers qui bifurquent » de Borges. Au lieu que le réel se déploie en chemins divergents à chaque seconde, il se réunit peu à peu en accueillant dans le même lit des rivières de réel jusqu’ici séparées. Bon, j’imagine que c’est assez vague dit comme ça, mais j’espère en tirer quelque chose de compréhensible… 5° Etc. 

 

MV. Deux de vos nouvelles m’ont particulièrement impressionné, autant pour l’étrangeté de l’univers où elles nous font pénétrer que pour la qualité de la narration. Je pense à cette femme à la peau d’orange, qu’il s’agit non plus de déshabiller mais bien d’éplucher (« Sanguine »), et à cet évêque au corps dédoublé, mort-vivant à sa manière (« L’épiscopat d’Argentine »). Je peux certes imaginer quelques sources lointaines d’inspiration mais, à l’aune de ce que vous venez de dire, pouvez-vous préciser un peu la genèse de ces deux textes ?

 

BQ. L’idée de « Sanguine » m’est venue dans un train, en voyant une jeune femme occupée à peler soigneusement une clémentine. L’idée m’a traversé l’esprit qu’il serait sans doute agréable de peler autre chose, et la conjonction s’est faite entre la mandarine et son corps. L’intention initiale est donc assez prosaïque et vaguement salace, mais au moment d’écrire la nouvelle, j’ai opté malgré moi pour une tonalité plus grave, plus clairement fantastique, en exploitant la dimension horrifique que comportait cette idée – exploitation qu’imposait naturellement la chute qui m’est venue à l’esprit. Mais l’aspect salace ressurgit tout de même à la fin, dans la « deuxième » chute, celle de l’interlocuteur du narrateur principal… Je voulais aussi qu’il y ait dans cette nouvelle une sorte d’érotisme un peu sadien, un peu surréel, à la manière, autant que faire se pouvait, d’un Mandiargues (j’avais à l’esprit un texte magnifique de 1959, « La marée », dans Mascarets). D’où cette double chute. Je ne sais pas si c’est réussi, mais c’était l’idée. Concernant l’évêque et ses deux corps, je n’ai plus aucune idée de la manière dont le sujet m’est venu. Mais d’une certaine manière, on pourrait le ranger dans la catégorie « analogie inversée » dont je viens de parler : c’est Stevenson (un corps, deux âmes), mais à l’envers (une âme, deux corps) – référence dont j’ai d’ailleurs pris conscience au moment d’écrire l’histoire, et que j’ai incluse dans le dialogue final entre l’évêque et la narratrice. Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai planté l’affaire dans un décor argentin : sans doute une volonté plus ou moins consciente de clin d’oeil révérencieux aux maîtres du cru (Borges, Casares et tous les autres). 

 

MV. Je pensais aussi à une espèce d’incarnation bizarre de la théorie de Kantorowicz sur les deux corps du roi... Bref, de cette imagination, dont émane quelque chose d’assez moderne, un certain plaisir à se jouer des formes, une manière aussi de sourire de certains traits contemporains, sourd une esthétique assez rigoureuse, presque désuète par moments. C’est d’ailleurs dans ce contraste que réside aussi ce qui fait le charme de ce recueil. Mais plutôt que de vous demander quels écrivains vous inspirent, j’aimerais savoir quel regard vous portez vous-même sur votre propre style. 

 

BQ. Je ne suis sans doute pas le mieux placé pour répondre à cette question, mais disons que j’ai porté le plus grand soin à ce problème du style, pour qu’il soit le plus « propre » possible : pas de répétitions, pas de facilités, le bon mot au bon endroit, mais sans afféterie non plus, etc. Je trouve qu’il y a un vrai plaisir esthétique à la lecture d’une belle langue, d’un beau style, simple, clair et classique, comme chez les grands nouvellistes d’hier (les nouvelles d’Aymé, pour revenir à lui, ou les histoires vénitiennes de Régnier, etc.) Le moins qu’on puisse faire, c’est de se décarcasser pour écrire le moins mal possible, quitte à prendre exemple sur de vieux modèles – on n’écrivait pas plus mal hier qu’aujourd’hui, et j’ai même tendance à penser qu’on écrivait souvent mieux. Et si, sans en faire trop, j’ai pu donner le sentiment que le livre n’a pas été écrit au 21e siècle mais à la fin du 19e, je serai très content. 

 

MV. Le style serait donc le véhicule de l’intrigue, son serviteur. Mais ce souci de le rendre « propre », compréhensible eu égard à l’impératif de tenir l’intrigue et de ménager le suspense, ne lui fait-il pas courir le risque de perdre en identité ? Le souci de la « lisibilité », au fond celui de l’efficacité, n’est-il pas un trait distinctif de la littérature contemporaine, dont vous venez en passant de laisser entendre qu’elle ne constituait pas votre modèle premier ?

 

BQ. Ah, je me suis mal fait comprendre, peut-être. Quand je dis du style qu’il doit être « propre », cela ne veut pas dire qu’il doit être « simple », ou oral, ou même « efficace ». Il ne doit pas gêner la lecture, bien sûr, et doit même la rendre aussi agréable que possible, mais il ne doit pas être neutre non plus : il lui faut une personnalité, du caractère, même si c’est avec modestie, discrétion. Pas l’espèce de platitude aseptisée et interchangeable qui a souvent cours de nos jours, et qui fait qu’on pourrait changer le nom sur la couverture sans que personne s’en rend compte. 

 

MV. Malgré tout, lisez-vous vos contemporains ? Et, subsidiairement, comment envisagez-vous le devenir de la littérature ? quel sera son statut, demain ?

 

BQ. Oui, bien sûr, je lis de la littérature contemporaine ; et pas seulement parce que je m’occupe un peu de journalisme littéraire, mais aussi par plaisir. Je ne saurais pas par qui commencer s’il fallait citer des noms, d’autant qu’ils relèvent de registres très différents ; mais, dans le désordre, et en restant dans le domaine français, j’éprouve une grande admiration pour Alain Fleischer, Antoine Volodine ou François Taillandier – pour n’en citer que trois. 

 

MV. Références qui, en effet, ne devraient guère surprendre vos lecteurs…

 

BQ. En effet ! Quant au « devenir de la littérature », pour finir sur votre question, je n’ai pas de talent spécial pour la divination, mais je suppose qu’on peut l’imaginer par extrapolation de ce qu’on voit aujourd’hui : de moins en moins de lecteurs parce que lire n’intéresse pas les gens, une sorte de dilution générale résultant de la multiplication délirante du nombre des livres (cf. la rentrée littéraire) et du tassement de leur qualité (cf. la rentrée littéraire), mais aussi le maintien d’une armée plus ou moins étendue d’amateurs éclairés qui continueront de se passionner pour les beaux livres et les curiosités.

 

MV. Que disent, finalement, vos nouvelles ? Et cherchez-vous seulement à « dire » quelque chose ? Ces histoires débordantes d’excentricité ne sont-elles que cela, ou sont-elles aussi un écho du regard que vous portez sur le monde ? 

 

BQ. A titre principal, elle ne « disent » rien : leur seule ambition est d’être amusantes, ou étranges, en tous cas d’offrir une histoire aussi captivante que possible, qui fera passer un bon moment au lecteur et dont il se souviendra. A titre secondaire, il arrive que j’y glisse des impressions ou des opinions personnelles, en les imputant à tel ou tel personnage, si l’occasion s’y prête – mais je ne me casse jamais la tête à modeler un personnage pour en faire le réceptacle de mes opinions : franchement, elles ne méritent pas tant d’efforts. Enfin, à titre tertiaire, si on peut dire, il est fréquent que les histoires finissent par « dire » quelque chose que je n’avais forcément voulu y mettre, en tous cas que les lecteurs y voient une signification spéciale – avec d’ailleurs, souvent, la conviction que mon intention était de l’y mettre. Il est très instructif d’entendre ce genre d’interprétations, mais cela m’échappe complètement. Libre à chacun, en tout état de cause, de trouver que telle nouvelle « dit » telle chose : le texte appartient à celui qui le lit, et qui « l’écrit » au moins autant que l’auteur princeps.

 

MV. Vous avez finalement un rapport assez ludique à la littérature.

 

BQ. Sans doute. C’est un jeu ; un jeu capital, mais un jeu. Inventer des faux, brouiller les pistes, mélanger le vraisemblable et le loufoque, faire des canulars, puis des canulars au carré, et ainsi de suite. Mais avec autant de sérieux que possible, évidemment, sinon ça perd tout son sens.

 

MV. Un mot sur Enrique Vila-Matas, qui préface votre recueil. À le lire, on se dit que son texte pourrait presque être une de vos nouvelles, comme s’il s’était coulé dans ce qui fonde votre imaginaire. Étrange, farceur, ambigu, comment comprenez-vous cette préface ? que dit-elle de votre travail d’écrivain ? 

 

BQ. Cette préface a été une belle surprise, et un grand honneur. Je suis un fervent admirateur des livres d’Enrique Vila-Matas depuis plusieurs années, et en particulier de Bartleby & cie et Le mal de Montano, que je tiens pour ses deux meilleurs. Dans l’Angoisse de la première phrase, j’avais écrit une nouvelle intitulée « Le guide des poignardés célèbres », où je mettais en scène l’un de ses personnages, Robert Derain, ainsi que Vila-Matas lui-même, en l’y faisant poignarder (précisément) par un personnage imaginaire. Bref. Ce parasitage l’a sans doute fait rire (je sais qu’il a lu le livre), car il a immédiatement accepté la proposition que lui a faite mon éditrice (personnellement, je n’aurais pas osé lui demandé), trois ans plus tard, de préfacer Contes carnivores. Et là, retour à l’envoyeur par rafales : il me prend à mon propre jeu en faisant d’emblée une allusion humoristique à ma nouvelle sur l’angoisse de la première phrase (cf. sa première phrase), puis s’approprie Gould de la même manière que je lui avais emprunté Derain, me dépasse sur ce terrain en lui découvrant un ascendant que je ne connaissais pas, et conclut artistement en émettant l’idée que finalement, le livre tout entier est peut-être de lui – hypothèse dont la simple formulation, vous l’imaginez, m’a rempli de fierté et de confusion. J’avais utilisé un morceau de son monde pour fabriquer le mien, et il réabsorbe le tout en y donnant une dimension inédite. C’est comme une partie de tennis, ou une succession de batailles virtuelles pour se reprendre mutuellement l’Alsace-Lorraine. C’est formidable (même s’il gagne évidemment la partie, mais le plaisir pour moi est de l’avoir eu pour partenaire), et ça reflète un peu l’idée du jeu qu’est à mon sens la littérature, en tous cas une certaine région de celle-ci : un monde souterrain où on se comprend à demi-mot via des techniques de reconnaissance subtiles et tacites fondées sur les références, avec renvois circulaires en pagaille. (Je ne sais pas si cette phrase veut dire quelque chose, mais j’espère que vous comprenez ce que je veux dire).

 

MV. Deux livres, deux recueils de nouvelles. Qu’est-ce qui vous conduit à privilégier ce genre un peu confidentiel ? Au-delà de votre inclination personnelle, doit-on aussi y voir un moyen, plus ou moins conscient, de tenir le roman à distance ? 

 

BQ. Non, pas spécialement ; je ne me suis pas posé la question, en fait. Disons que la nouvelle m’a spontanément semblé être le format le plus adapté : 1° aux histoires que je voulais raconter, individuellement (le fantastique se coule naturellement bien dans la nouvelle – même s’il y a de grands romans fantastiques, c’est vrai, encore que pas tant que ça, quand on fait le compte ; songeons à Borges, Aymé, ceux qui m’ont inspiré : des nouvelles, à chaque fois) ; 2° au(x) livre(s) que je voulais faire, en tant qu’ensemble d’histoires organisé en système (avec des ponts, des allusions, des personnages récurrents, un côté puzzle, des ruptures de ton ou de format, des portes cachées, des passages secrets, etc.) ; 3° au travail stylistique que je me proposais (avec l’idée de polir chaque texte jusqu’à ce qu’il semble acceptable, comme une petite pièce d’horlogerie, ou d’orfèvrerie ; travail qu’on peut accomplir sur une grosse masse de marbre, certes – un roman, donc –, mais dont je trouvais évidemment plus confortable et plus à la mesure de mes moyens de l’accomplir sur un petit volume).

 

MV. Pouvons-nous en conclure que vous travaillez déjà à un troisième recueil ? 

 

BQ. Motus et bouche cousue, comme dit Dupont. Ou Dupond ? « Je dirais même plus… »

6 septembre 2018

Isabelle Flaten - Ainsi sont-ils

 

 

Les fulminations d'une joyeuse asociale

 

« Elle est désolée, mais il lui est impossible de recevoir quiconque. Elle habite une maison individuelle.

 

Première phrase, le ton est donné : « Dès la naissance, à cause du bruit des autres, elle a déploré de ne pas être seule sur terre », confirmé soixante pages plus loin : « À peine expulsé du ventre de sa mère, il a senti que quelque chose clochait [...] : il n'était pas seul au monde, pas le premier non plus. » Il faut dire que nous (« les autres ») ne ménageons pas nos efforts pour attiser - justifier ? - les agacements d'Isabelle Flaten, sachant plus souvent qu'à notre tour nous montrer moutonniers, égoïstes, avides, résignés, velléitaires, rancuniers, sournois, puritains, vaniteux, en somme : imbéciles heureux. Mais si la succession de scénettes, tantôt pittoresques, tantôt graves, qui constituent ce sixième texte d'Isabelle Flaten aux Éditions du Réalgar se plait à enfoncer le clou dans nos petites vertus déchues, nous aurions tort de ne les lire que comme un défoulement gourmand, voire une entreprise cathartique. Ce serait faire fi, non seulement de l'humour, toujours décisif, mais aussi, et c'est plus décisif encore selon moi, d'une toile de fond teintée d'amertume légère, où affleure une sorte de douceur ou de nostalgie empêchée, peut-être même d'élan romantique blessé. Moi-même auteur d'un livre un peu grinçant (Le Pourceau le Diable et la Putain, pour ne pas le nommer) dont certains ont pu penser qu'il était le juste reflet de ma personnalité très vile (allez savoir), je sais trop bien qu'on aime couramment chercher derrière un texte ce que son auteur (fourbe qu'il est) pourrait vouloir y dissimuler. En réalité, sans m'attribuer de vertus par trop angéliques, il s'agissait aussi, comme le fait ici Isabelle Flaten, d'interroger ce qui demeure inéluctablement perfectible chez l'homme, et de l'interroger parce que, si nos imperfections peuvent attrister, elles n'en sont pas moins attendrissantes. À cette aune, Flaten poursuit ici le travail amorcé dans Se taire ou pas, dans lequel elle explorait déjà ces innombrables situations de la vie ordinaire qui rendent le langage problématique. Et bien entendu, c'est ce lien entre nous, qui ne déméritons pas nécessairement mais nous obstinons tout de même à être un peu décevants, qui continue d'être ce à quoi, dans ses petites proses comme dans ses romans, elle vient irriter son encre d'agacements sensibles et de tendres exaspérations.

 

Alors bien sûr, tout est bon pour chatouiller l'humain - mâle de préférence, mais pas toujours. Lequel se révèle tout autant victime qu'acteur de son temps. Car Flaten, pour nous titiller sous l'écorce, adopte un tour généralement plus social que métaphysique. Comment d'ailleurs ne pas lui donner raison de s'amuser avec l'hygiénisme et le puritanisme ambiants, avec nos certitudes politiques, vitrines de tourments parfois autrement intimes, ou encore avec cette manière que nous avons, jeunes, de nous illusionner, ou, moins jeunes, de nous enliser. Bref, elle a raison de rire de nos envies de parader, et je ne suis jamais loin, la lisant, d'y percevoir quelque lointain écho de La Rochefoucauld - quand ce n'est pas de Pascal, elle qui sait bien que « les gens se distraient les uns les autres en attendant leur dernière heure. » Oui, je crois que tout un pan de la littérature d'Isabelle Flaten ressortit à un horizon moral, son intelligence et son bon goût étant de donner un tour espiègle à cette manière aphoristique de piquer nos petits orgueils, et finalement de conférer à son pessimisme une drôlerie d'autant plus agissante qu'elle finit par nous jaunir les zygomatiques. Flaten échappe enfin, et avec grand naturel, au sombre écueil qui guette tout authentique misanthrope, n'oubliant jamais qu'elle-même est faite à l'image des autres, tel ce personnage qui finit par admettre qu'« en général il est déçu, la plupart des gens sont comme lui. »

 

Bien des livres d'Isabelle Flaten peuvent être lus comme une espèce d'autopsie de l'échec, celui d'une humanité jamais aussi libre qu'elle le pourrait. Mais alors c'est une autopsie presque joyeuse, à tout le moins roborative. Certes, nous en prenons tous un peu pour notre grade, mais il n'est pas interdit d'aimer cela.

 

Isabelle Flaten, Ainsi sont-ils - Éditions du Réalgar

27 août 2018

Lionel-Édouard Martin - Cor

 

 

Variations autour du même LEM

 

Il en va toujours ainsi, avec Lionel-Édouard Martin : livres après livres, on continue de se surprendre à le lire comme si c'était la première fois. Mais qu'est-ce donc qui change, d'un roman l'autre ? Fondamentalement, rien. Arrimé à une composition ingénieuse, le lexique reste toujours aussi enchanteur, argotique et savant, d'une justesse presque maniaque, ancré dans des âges plus ou moins (plutôt plus que moins) révolus mais déployant une jolie propension au volage et au facétieux - entendez une belle liberté. C'est le lexique d'une langue au tempérament poétique enserrée dans une syntaxe soucieuse des accents et des accidents de l'oralité, où la phrase longue fait résonance au balbutiement du parler humain ; à cette aune, on aurait presque envie d'y entendre des manières à la Christian Gailly, quoique chez LEM la phrase soit toujours plus luxuriante, plus riche - comme on le dirait d'un mets. Il n'est pas interdit non plus d'invoquer Maupassant : si le Haut-Poitou martinien remplace la Normandie maupassantienne, on retrouve surtout chez Martin le même refus du naturalisme, le même souci de sublimer un réalisme toujours plus ou moins illusoire et, pour lui préférer l'éclairage des seuls actes humains, la même défiance envers l'explication psychologique. Quant aux prétextes dont il nourrit ses histoires, là non plus, guère de surprises à attendre : quelques caractères esseulés au sein d'un peuple de braves gens habités par leurs habitudes, de complexion plutôt taciturne, la sentimentalité muselée à de vieilles pudeurs ; et d'extractions volontiers rurales, même si LEM ne déteste jamais quelques intrusions dans le petit peuple des villes ou chez les titis parisiens - on songera, parmi quelques autres, au très beau Mousseline et ses doubles.

 

Non, décidément, l'univers de Lionel-Édouard Martin n'évolue que par variations infimes, légers glissements de la focale, dans un jeu conscient de ressassements profonds. Pourtant ce qui nous trouble, alors que lui-même parfois se dit si réticent à poursuivre dans la veine romanesque, c'est ce talent qu'il a, que l'on pourrait croire inné tant on se coule d'évidence dans cette écriture joueuse, onduleuse et bosselée, de nous entraîner dans des vies. Oh, des vies de pas grand-chose, à l'image de celles de Cor et de Clarinette (ils tiennent leurs surnoms de leur appartenance à l'Harmonie municipale), lui entouré de ses cochons (on est, dans sa famille, « marchand de porcs de père en fils »), elle mariée à un type du genre teigneux, et jaloux par-dessus le marché, qui ne tardera pas à mériter son surnom de « Toréador ». 

 

La musique étant affaire de sens, c'est bien une sensualité d'un type nouveau, pour Cor en tout cas, qu'elle fera naître chez ces deux-là, et c'est à cette histoire d'amour - puisque c'en est une - que Lionel-Édouard Martin va donner un tour passionnel, jusqu'à lui conférer quelques élans érotiques plutôt rares dans son œuvre ; mais ne nous emballons pas : rien de fougueux en ce monde où l'amour - le mot et la chose - a tout de l'insolite : on approche moins l'autre qu'on ne l'apprivoise, par petites touches et infimes pudeurs, avec comme qui dirait des gestes de vieux paysan. C'est un monde où la propriété est inaliénable et chaque territoire marqué : ça ne se fait pas de convoiter le bien de l'autre. Mais voilà,

 

     Cor n'a rien fait pour.
     Clarinette non plus n'est pas responsable.

     Ça devait venir, c'est venu.

 

Car l'amour est un destin. Cor aurait bien pu s'accommoder de vivre sans, comme tant d'autres, mais une fois que le sentiment a pris racine et s'est rendu maître de ses terres, peut-on seulement vivre sans lui ? Cor s'en tient donc d'abord à ce que la décence ordonne - il zieute, mate, rêvasse, fantasme -, mais c'est toujours dans la pure innocence que viennent se loger les malices de l'amour.

 

     Il faut les deux mains, facile, de Clarinette pour faire une main de Cor, d'ailleurs un soir il le lui dit Vos deux mains font à peine une des miennes, Voyons qu'on mesure, elle dit, pose ses mains côte à côte dans la paume de Cor, Non, ça déborde un peu, même en rentrant les pouces, Arrêtez, ça chatouille et ça doit l'amuser de lui chatouiller la paume en remuant les pouces, elle rit, Cor pose son autre main sur les deux mains de Clarinette, Greli-grelo, combien j'ai de mains dans mon sabot ?

 

Et si cor entre bien sûr en écho avec porc, si les deux, l'instrument comme l'animal, pâtissent d'une réputation comparable de rusticité, l'un paraissant aussi rudimentaire et vieillot que l'autre est sommaire et antique, l'instrument devient ici ce qui allège l'existence, l'ennoblit, teintant l'âme de Cor d'une délicatesse à laquelle peu de choses le destinaient.


Ils ont même leur chanson, leur hymne à l'amour, qui pour tromper la surveillance du légitime peut se faire messager :

 

     Quand elle se campe, désormais, dans la cour, au beau milieu de la cour de la Chasseigne et qu'elle joue - quand donc elle joue cette mélodie Deux petits chaussons de satin blanc, ça veut dire qu'elle est seule ; que son homme est allé faire à vélomoteur des courses, qu'il n'est pas prêt de revenir ; qu'elle est seule assez longtemps pour.
    Le vent, d'où qu'il vienne - puisqu'à vol d'oiseau les deux fermes sont peu distantes -, porte l'air jusqu'au Martreuil. Quand il pleut, qu'il est libre - il tâche de l'être toujours -, il lui répond, jouant au cor la même mélodie, même tonalité, cherchant l'unisson quelque part dans le ciel. Ça ne dure guère, bien vite il enfourche sa mobylette.

 

Notons au passage qu'au fil de ses textes Lionel-Édouard Martin rechigne de moins en moins à nommer les lieux réels, et que leur périmètre n'en finit pas de se resserrer. On est ici à Lussac, à la Chasseigne, au Martreuil ou à la Trimouille, en ces lieux-dits mais presque anonymes en lisière de « Montmo », la sous-préfecture, dont l'apocope obstinée pourrait être comme le signe d'un ultime hommage au romanesque, une ultime résistance avant que roman et récit ne finissent par se recouvrir l'un, l'autre.

 

Mais l'amour ne vaut et ne se mesure que dans la durée - donc dans l'épreuve, que ni Clarinette, ni Cor ne cherchent à surmonter. Ils font mieux : ils acceptent leur sort. Ils ont joué, ils payent. Ils ont couru le risque, ils assument. Mais s'ils se résignent au silence, s'ils consentent à l'esseulement, peut-être finalement est-ce cela qui rend leur amour inoxydable. Et cette sombreur alors qui envahit le récit achève de donner à leur amour une aura et une souveraineté miraculeuses. L'amour est devenu ce pour quoi la vie vaut d'être vécue - et tant pis si elle s'y oppose. Rien n'est plus faux pour ces deux-là que l'adage selon lequel le cœur ne saurait résister à l'éloignement du regard, et cet absolu viscéral nous laisse de Cor une impression de conte, qu'étaye la sécheresse d'une chute dont le pouvoir n'est pas moins tranchant que son lyrisme est déchirant.

Lionel-Édouard Martin, Cor
Sur le site des éditions Publie.net
Visiter le site de Lionel-Édouard Martin

12 juillet 2018

Jacques Josse - Débarqué

 

 

L'amer sur terre

 

Je n'ai certes pas lu la totalité de l'oeuvre de Jacques Josse, riche de quarante volumes, mais je crois pouvoir dire que ce dernier récit, paru à La Contre-Allée, figure déjà parmi mes préférés - même en tenant compte d'une certaine subjectivité, liée peut-être à l'intention sensible que poursuit ce texte, hommage et tombeau au père disparu. Il est intéressant d'ailleurs de noter que ce récit arrive dix années après que ce père aura fini « par atteindre ces terres secrètes, ces îles sous le vent vers lesquelles il faisait route depuis de longues années » : Josse a besoin du temps long, sait qu'il faut se défier des coups de sang autant que des coups de coeur ; il connait le temps d'incubation nécessaire aux affects avant que ceux-ci ne trouvent leur plénitude et leur justesse. Et ce texte vient prouver, s'il était besoin, que la puissante vérité d'une émotion ne se laisse appréhender qu'en tenant l'émotivité à distance, qu'après avoir ménagé une longue plage de silence entre la dureté funeste du réel et l'expression de son épreuve. C'est sans doute pour cela que ce récit sur un père qui rêva toute sa vie durant de ce qui, en raison d'un mal contracté dans sa jeunesse, lui était interdit - la mer - nous touche par sa pudeur et sa pureté. Et cette manière de dérouler le « ruban secret » qui les unissait tous deux, lien qui « [devaitbeaucoup à nos lectures, à nos solitudes, à nos dialogues et à nos silences », nous renvoie à des saisons qui n'ont plus cours, sauf peut-être au plus profond de nos campagnes, là où le Progrès hésite encore - un peu - à sabrer le champagne, où la parole est toujours un danger, où la gnole demeure irremplaçable pour éponger les fatigues et où les mioches retiennent leur souffle au moment de tuer le cochon.

 

Pas un livre de Josse qui ne baigne dans ces mondes résiduels que, tel son père, leurs ultimes témoins finissent par quitter. On a toujours un peu l'impression, le lisant, qu'il s'acharne à régler ses dettes envers le seul passé qu'il ait eu à connaître, celui d'une humanité prise entre les derniers soubresauts de la paysannerie et les premiers feux du moderne labeur usinier. Ce pour quoi la seule nostalgie qu'il semble éprouver n'est jamais qu'intime, fraternelle, filiale. Une nostalgie qui célèbre moins une époque qu'elle ne la dit, Josse, finalement, cherchant peut-être moins à transmettre qu'à conserver - et c'est en effet l'un des rôles qui s'offre à tout écrivain d'aujourd'hui, quand le monde global tourne à une vitesse telle qu'elle rend inactuelle jusqu'à l'actualité même.

 

À travers la figure de son père, Jacques Josse nous dit la beauté tragique de ces individus empêchés, impuissants à faire le deuil de ce pour quoi ils se sentaient vivre ; ici, celle d'avoir rêvé le secret de la haute mer, d'avoir espéré la camaraderie des gars de la marine et le repos mérité des soirs de pêche, et de se voir maintenu à quai ad vitam, la main en bordure de visière et les sens affûtés, le soir au bistrot, dès qu'il revient aux compagnons d'errance quelques histoires du lointain - et tant pis si on les devine pas trop réalistes, pourvu qu'elle fournissent leurs quotas d'enivrements et de rêves. Débarqué est un petit livre sensible et serein, jossien pourrait-on oser, c'est-à-dire économe de ses effets, de ses sensations, témoignant une attente constante à la justesse des situations, où la mort est certes toujours là, qui rôde autour des familles, où les gueules cassées de l'ancienne France se tiennent toujours prêtes à virer de bord, mais où pointe toujours une petite lumière assez vive, celle d'une certaine joie et d'une certaine espérance - témoin, l'ultime scène de ce récit, quand le père peut enfin rejoindre le coeur des océans.

 

Jacques Josse, Débarqué - Sur le site des Éditions de la Contre-Allée
Visiter le blog de Jacques Josse

24 avril 2018

Rencontre avec Joseph Vebret - Le Salon littéraire


Ce n'est pas la première fois que Joseph Vebret, directeur du Salon littéraire, interroge ma pratique de l'écriture, et je l'en remercie vivement. Il revient ici sur la genèse de Il y avait des rivières infranchissables (Éditions Joëlle Losfeld).

 

On peut lire l'article directement sur le site du Salon littéraire.

 

* * * 

 

— Au-delà de l’amour, thème universel, quel fil conducteur relie les nouvelles que vous publiez ?

 

Le premier émoi amoureux. L’occurrence inédite, psychique, charnelle, d’une sensation incroyablement souveraine et protéiforme dont on connaissait possiblement l’existence et, en effet, l’universalité, mais sans l’avoir jamais éprouvée soi-même. Cette sensation peut faire perdre le sommeil et bouleverser une existence du tout au tout : c’est dire si elle vaut la peine d’être écrite. 

 

Pour la majorité d’entre nous, cette absolue nouveauté renvoie à ces âges que l’on ne qualifie pas sans raison de « tendres ». L’enfance, donc, mais pas seulement. Car la rencontre avec cet autre qu’on attend sans vraiment l’attendre, et qu’on finit par désirer dans un intarissable désordre intime, cette rencontre peut tout aussi bien se produire à cinq ans qu’à vingt, ou bien au-delà encore. En réalité, cet âge tendre, je crois qu’il faudrait pouvoir en déplier l’acception sur tous les âges de la vie. Ne serait-ce que pour contrecarrer, contester, démentir la vision glaçante et relativement déshumanisée que promeut le consumérisme généralisé. Mais surtout parce que c’est une des grandes caractéristiques de l’humain que d’être, fût-ce malgré lui, disposé au choc de la rencontre amoureuse. Le velouté d’une voix ou d’une peau, un regard, un geste banal peut-être mais singulier, une remarque anodine mais faite avec un certain entrain ou une certaine gravité : bien des manifestations peuvent amener à une forme de sublimation amoureuse. Tenez, je peux bien vous faire cette confidence, mon cher Joseph, nous nous connaissons depuis longtemps : avant même de connaître ma femme, avant même d’avoir croisé son visage ou entendu le son de sa voix, c’est d’abord de sa seule silhouette que je tombai amoureux. À elle seule, cette ombre entrevue, avec sa manière bien à elle de distiller sa propre énergie intérieure, disait déjà beaucoup d’une nature, d’une complexion, d’une projection dans le monde qui d’emblée me fascina. C’est précisément autour de ces sensations que tourne ce recueil : ce que fait à chacun de nous l’éclosion, douce et brutale, d’une telle radicalité.

 

— Seriez-vous nostalgique de vos amours passées ? En d’autres termes, y a-t-il une part de vous-même, d’autobiographie dans ces nouvelles ?

 

Mais il n’y a pas d’incompatibilité à ce qu’un tel recueil puisse être autobiographique et parfaitement exempt de nostalgie ! Si nostalgie je peux éprouver, c’est moins pour ces amours passées, quand bien même elles auraient participé au façonnage de mon être et de ma sensibilité, que pour cet âge de la vie qui, s’il ne va pas sans ombres ni peines, n’en reste pas moins un âge dont il peut m’arriver d’envier la part fougueuse, baroque, en tout cas obstinément remuante, énergique, disponible. L’adolescent, par exemple, pressent ce que charrie d’incroyablement fondateur ce qu’il vit, mais en conçoit tout autant le caractère instable et problématique. Sans doute puis-je donc éprouver parfois, oui, ce regret un peu mélancolique et futile, pour ainsi dire automnal, d’une certaine dimension du temps, de ce que j’appellerai une liberté d’inconscience

 

L’enfance et l’adolescence ont leur problèmes propres, c’est entendu, mais qui ne sont peut-être pas aussi empêtrés dans la gravité morale et l’esprit de sérieux du monde adulte. Cela tient probablement à la chance de pouvoir jouir encore d’un certain type d’énergie : celle d’un corps dont on éprouve le ressort, la présence, la mobilité, et d’un esprit dont on sent bien soi-même le bouillonnement, la sensibilité au nouveau, aux possibilités de l’existence. Alors, voilà : la vie condamne ces sensations merveilleusement et effroyablement toniques à un certain et inexorable émoussement – on appelle cela vieillir – et je ne vois pas, non, comment ne pas en ressentir une certaine mélancolie, un certain dépit.

 

Mais il est vrai que la nostalgie n’a pas la cote par chez nous, qui demeurons résolument progressistes, prométhéens et avides d’avenir. Je ne sais plus dans quelle magazine ai-je lu que la nostalgie était « le cynisme des vieux » : c’est d’une bêtise qui est elle-même fort cynique. C’est confondre la nostalgie, mouvement du cœur qui n’est pas spécialement désiré, élan sentimental parfois implacable, avec la « réaction », attitude qui relève d’une pensée misonéiste, et probablement d’une erreur de parallaxe temporelle. Il n’est pas interdit de se sentir nostalgique tout en éprouvant de la curiosité, et pourquoi pas de l’empathie, pour ce qui évolue en soi et autour de soi.

 

— Il y a de la nostalgie, mais aussi une part de fatalisme, une forme de romantisme… Toutes les histoires amours sont-elles vouées à mal se terminer ?

 

Une nostalgie, donc, si vous y tenez, mais alors une nostalgie heureuse. Ce qui d’ailleurs ne va pas sans étrangeté, je le concède : je peux avoir aussi la nostalgie des choses difficiles, éventuellement de certains moments pénibles ou douloureux. Peut-être parce que ce qui nous arrive plus jeunes nous fait malgré tout nous sentir obstinément vivants, je ne sais pas. Ou que nous sommes tellement présents à nous-mêmes que nous pouvons parfois, confusément, en éprouver une impression étrange d’immortalité. Mais si je peux à l’occasion cultiver cette drôle de nostalgie heureuse, c’est en effet parce que le temps a donné raison à mon être et que je sais m’être sorti de ce qui, alors, pouvait me sembler d’une invincible noirceur. Si bien que ne me reste de ce temps que la sensation d’une épreuve surmontée. 

 

Bon, mais qu’est-ce donc qu’une histoire d’amour qui se termine mal ? Il me semble que la question à se poser serait plutôt : de quoi cela signe-t-il la fin ? Si l’on a de l’amour une idée absolue, voire absolutiste – c’est-à-dire, en effet, romantique – alors oui, la fin de l’amour peut causer un grand sentiment d’échec. Mais on peut aussi prendre l’amour comme il vient et pour ce que, à un moment précis, il peut être : une révélation heureuse qui n’induit aucune promesse d’éternité. Disons qu’à côté de l’idée romantique de l’amour éternel, celle d’un amour borné dans le temps et dans ses sensations n’a rien de dégradant : il peut n’en être pas moins bouleversant et sincère. 


La fin d’un amour peut signifier aussi la fin d’une tension ou d’une souffrance incommunicable. D’ailleurs la rupture n’est pas nécessairement un échec, en ce sens qu’elle peut permettre à ses protagonistes de retrouver le sentiment de leur individualité. Non que l’amour l’ait mis entre parenthèses, mais il induit, et d’une certain façon oblige, à un partage. Or, à certains moments de sa vie, il n’est pas illégitime d’éprouver le besoin de ne plus se sentir partagé, et de recouvrer sa plénitude propre, fût-elle illusoire. Après, si c’est à moi que la question se pose, alors en effet je dirai que je verse plutôt du côté des romantiques. Je ne l’ai pas toujours été, mais je le suis devenu.

 

Quant aux histoires que je raconte dans ce recueil, je ne crois pas qu’elles se terminent mal : elles se terminent, c’est tout. Parce qu’elles-mêmes sont en âge de se terminer – c’est, comme on dit, la vie. Toutefois, non en dépit mais en raison même de sa chute qui attristera peut-être certains lecteurs, l’ultime nouvelle de ce recueil, qui en signe à la fois la clôture et la sublimation, ne pourrait mieux se terminer : elle est pour moi une fin heureuse et désirée.

 

— D’où vous est venue l’envie, ou le besoin, d’écrire ces nouvelles ?

 

C’est difficile à dire. Je me pose d’ailleurs la question à chacun de mes livres : mais d’où m’est venue l’envie ou le besoin d’écrire « ça » ? C’est la part obstinément mystérieuse sans doute de tout élan scripturaire, et je n’ai pas plus envie que cela de la percer : j’aurais trop peur d’en tétaniser l’énergie. Dans le cas de ce recueil, il est incontestable que mon propre vieillissement n’est pas étranger à l’envie, assez paisible finalement, d’un certain coup d’œil dans le rétroviseur. Mais il y a une raison disons plus contingente, liée aux défaillances de ma mémoire, ou du moins à la peur que j’en ai : je n’aime pas, je déteste me sentir dépossédé, je n’aime pas l’idée que des choses, des moments, des lieux, des personnes puissent s’effacer de moi. Je les écris donc pendant qu’il est encore temps. Enfin il est peut-être un mobile ultime, plus profond, à savoir qu’il y a selon moi une nécessité, pour qui voudrait avancer dans la vie, d’en identifier les jalons. Or voilà, pour un écrivain, marquer ces étapes consiste à les écrire : ce faisant, il les rend à leur éternité tout en se donnant les moyens de passer à autre chose – d’écrire autre chose.

 

— Quels sont les écrivains, les livres, les lectures qui ont influencé votre façon d’écrire ?

 

Je n’ai jamais vraiment su répondre à cette question. Mes goûts, mes prédilections, mes affections, en littérature comme en tout, sont d’un hétéroclisme qui m’affole parfois moi-même… Quant à dresser la liste de mes classiques fondateurs, l’exercice pourrait se révéler un peu fastidieux. Je peux seulement dire le type de livre (roman ou fiction, s’entend) qui ne m’intéresse pas : celui de pur divertissement, celui dont n’émanerait pas un univers singulier, qui manifesterait un trop grand désir de coller au présent, de vouloir l’expliciter ou de l’éclairer (ici aussi je reste du côté des romantiques : je crois que le monde a moins besoin de lumière que d’ombre, et qu’il attend de nous moins de réponses que de questionnements), celui enfin dont la langue, les manières, la posture, se contenteraient de valider le lexique du temps. J’aime le livre qui me soulève, qui suscite mon admiration, qui m’aide à me décaler, à décaler ma propre vision, et qui à sa manière vient s’inscrire dans l’histoire de ma propre fabrication ; celui dont je pourrais presque croire qu’il a été écrit pour moi.

 

— Retravaillez-vous beaucoup vos textes ?

 

Beaucoup, peut-être trop. Quoiqu’une certaine maniaquerie a fini par me passer : avec le temps je me fais peut-être davantage confiance, mais surtout j’accepte plus volontiers que ce qui émane de moi s’exprime au moyen d’un filtre plus mince, que le tamis en soit plus fin ; j’ai fini par me désenvoûter du souci de la joliesse, de l’harmonie, de la forme parfaite. Mais comme on ne se refait jamais complètement, n’est-ce pas, mon mouvement général, peu ou prou, consiste à ne pas écrire une phrase tant que la précédente ne me paraît pas totalement fondée. Je le dis souvent, une bonne part du métier d’écrivain relève d’un artisanat : tel un menuisier, je décape, je ponce, je rabote, j’ajuste, je polis, je laque. Le difficile, qui relève à la fois d’une esthétique et d’une éthique, est de mesurer les bonnes proportions de ce travail : polir une phrase à l’excès lui fait courir le risque de la jolie manière, de la simagrée, mais lui refuser un certain polissage peut aussi l’amputer de sa justesse, de son ampleur, de sa puissance d’évocation. Il faut donc travailler, et travailler avec la plus grande minutie, mais il faut aussi, et pas moins, savoir s’arrêter. Notre cœur et notre cerveau requièrent, je crois, les mêmes besoins, et seul un certain repos, voire un certaine relâchement, est en mesure de les réarmer.

 

— Êtes-vous d’accord pour dire que l’écrivain est quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas ?

 

Ce serait bien vaniteux que de l’affirmer ! Mais si je ne peux pas contredire absolument votre assertion, a minima je la reformulerai. Et dirai plutôt que l’écrivain a au moins le désir de voir le monde autrement que ce que l’on en perçoit communément. Mais il n’est pas seul dans ce cas : songeons seulement aux peintres. On sait par exemple l’obsession de Monet pour la lumière, combien il pestait, tout en cherchant à en capter chaque irisation, contre son caractère obstinément changeant. Eh bien voilà, c’est un peu la même chose : il s’agit pour l’écrivain de capter un moment, une sensation, une émotion, un fait que, à tort ou à raison, il se sentira peut-être apte à saisir avec un peu de singularité. Ce faisant, il exhaussera un autre réel, et un réel qui ne sera pas moins vrai que l’autre. Bergson disait que l’artiste est celui qui s’acharne à considérer la réalité même tout en veillant, disait-il, à ne « rien interposer entre elle et lui ». Sans doute n’avait-il pas tort. Mais qui en est capable ? Qui – pas moi, en tout cas – peut dire : ce que je vous montre, c’est la vérité nue et crue du réel, celle à laquelle vous n’avez pas accès parce que vous ne cherchez à en voir que l’option pratique, fonctionnelle, visible ? Cela serait présupposer que l’artiste serait apte à vivre sans être affecté par des causes dont il est aussi le produit, bref qu’il pourrait jouir de cette liberté extravagante, et peu crédible, de rester indéterminé. Mais qu’il en ait la volonté, ou mieux encore que cela soit ce à quoi il nourrit son feu intérieur, alors oui, cela est sans doute assez juste.

 

— Considérez-vous que la lecture précède l’écriture ?

 

À l’évidence. De même que nous avons besoin de maîtres, et tant pis si l’idée déplait à l’horizontalité démocratique. Non pour en être esclaves, mais au contraire pour, à un moment donné, éprouver la nécessité de nous en libérer : c’est cette épreuve même qui permettra la naissance d’une singularité – donc d’un style. Ce mouvement résume d’ailleurs la grandeur et la dignité de la condition humaine : l’émancipation. L’émancipation est ce qui nous grandit et nous singularise. Or, pour s’émanciper, encore faut-il avoir eu à en éprouver la nécessité. Autrement dit, tout écrivain conséquent est parricide. 

 

Il y avait des rivières infranchissables

Éditions Joëlle Losfeld - Octobre 2017

Sur le site des Éditions Gallimard / Joëlle Losfeld

13 avril 2018

André Blanchard - Un début loin de la vie

 

 

Le cœur plutôt comblé

 

Je ne m'attendais pas, quatre ans bientôt après la disparition d'André Blanchard, à trouver à mon courrier un exemplaire d'Un début loin de la vie. D'autant qu'il est proposé ici quelque chose d'un peu différent de ce que l'on trouve dans ses autres carnets, ce livre-ci étant scindé en deux parties : la première, Ex-voto, écrite en 1999 et dont des extraits furent publiés en 2007 dans La Revue littéraire, et la seconde, Notes d'un dilettante, constituée de ses carnets en tant que tels, mais qui nous font remonter aux années 1978/86.

 

La première partie est d'ailleurs un peu plus ardue. Dense, volubile, à prendre en bloc, on pourrait la croire écrite dans un souffle - mais par grands vents. Toutefois, si l'on y retrouve le tumulte ordinaire de cet esprit toujours un peu irascible, il y a aussi dans ce long chapitre où la nécessité le dispute à l'humour jaune quelque chose d'assez touchant. André Blanchard en effet y revient sur ses années de gestation, la survie quotidienne d'abord (mais il en sera ainsi tout au long de sa vie), ensuite et plus encore le long chemin qui le conduisit à consacrer son existence aux livres et à sa seule passion de l'écriture. Blanchard écrit parce que vivre le déçoit, et sans doute fut-ce là, très tôt, le premier et peut-être unique de ses mobiles : écrire, non parce que cela permettrait d'embellir la vie, mais parce que là serait la vie même. Si l'existence pour lui n'a pas grand intérêt, puisqu'aussi bien il s'agit surtout de survivre, au moins lui trouve-t-il ce mérite, cette grâce peut-être, de se laisser écrire.

 

Blanchard est un ultra-sensible, d'ailleurs plutôt romantique, qui vit assez mal le cours des choses et, disons-le, la fréquentation de ses semblables. C'est là un sentiment qu'il éprouve assez tôt, après qu'il aura (brillamment) passé son droit et fini par comprendre que la carrière le mènerait à une existence qui ne lui ressemblerait en rien. Mais il faut bien vivre et, pour lui, la plus haute marche de distinction sociale sera celle du prof, erreur de vocation qu'il ne tardera plus à vivre comme une nouvelle preuve de la décrépitude générale du sentiment littéraire ; il quittera donc le métier, et tant pis s'il faut se contenter de peu - pionnicat, magasinier, gardien de musée, vendangeur. 


Et puis il y a K. sa compagne, dont on sent combien elle est une raison majeure et particulière de se maintenir dans la vie. Dès ces années-là on se demande d'ailleurs ce qu'il aurait été sans elle, sans cette complice de tous les instants et de toutes les lectures. Pas du genre à s'épancher, Blanchard, vrai pudique, tourne toujours tout de manière à ce que l'humour y laisse sa trace, fût-elle voilée ; charge au lecteur de faire la part des choses. Et il a ce mot, auquel bien des écrivains ou des artistes pourraient souscrire : « Je comprends que, parfois, K. manifeste un brin de lassitude face à mon numéro d'artiste sans public ; comparé à son soutien, ce que je peux lui donner commence à faire maigre. Certes, elle n'a pas besoin que je sois reconnu pour croire en ma valeur, il n'empêche que cette éventualité lui serait douce (et à toi donc, hypocrite !) ».

 

Ce qui surprend toujours chez Blanchard, c'est le tranchant, la concision de sa ludicité, pendant de son aversion pour les discours qui emberlificotent et les petites manières du parler - où il voit surtout une ruse du paraître, comme un hommage de la vacuité à la profondeur d'esprit. Son admiration pour les écrivains, conjuguée à ce qui, en lui, brûle d'en être, n'empêchent en rien sa clairvoyance à propos d'un milieu qu'il ne connait finalement que par les livres, ni quant aux motifs entremêlés qui poussent tel ou tel à se proclamer écrivain. Témoins, ces deux fragments :


     « Il y avait là ce qu'il faut pour affrioler l'écrivain piaffant, à savoir le mot "oeuvre", chouchou de son vocabulaire, qu'il place tel le camelot son baratin afin que l'amateur soit en alerte. De le prononcer avec un rien d'enflure, comme bien on pense, l'oblige à avoir la bouche en cul de poule, ce qui est parfait : ça mime la ponte. »


Et, après une tirade autour de la séduction :


     « Plus tard, lorsque je tomberais les livres comme un don Juan, enfin, à mille et quelques près, me filerait de l'urticaire ce sous-entendu commun à tous les écrivains peu ou prou, cette rengaine entonnée dès que la question de la vocation était sur le tapis : d'aussi loin qu'il me souvienne, reprenaient en choeur tous les auteurs, j'ai toujours su que je voudrais être et serais écrivain. Traduisons : déjà dans mon berceau je versifiais comme un dingo ! Ou bien, variante : cette odeur, mêlée à celle du lait, et dont je ne savais pas encore reconnaître la saveur d'encre, c'était toute ma vie future qui sortait de mon biberon ! Il est des avortements qui se perdent. »


Dans un petit milieu qu'aimantent parfois le désir du spectacle et de l'esbroufe, il faut reconnaître que lire Blanchard permet de rendre la littérature à son silence et à sa nécessité.

 

* * *

 

Ces carnets, qui couvrent donc la période 1978/1986, ont ceci de frappant que tout Blanchard, jeune trentenaire, est déjà là : son amour de la solitude, de la campagne, des chats (« Grelin », dont on sait qu'il sera, des années plus tard, remplacé par « Nougat ») ; sa circonspection à l'endroit d'un certain moderne, clinquant, frimeur, consumériste ; et bien sûr ce déplaisir à trouver son époque trop froide, trop brutale, cette manière de la prendre à rebrousse-poils. Et il est, à le lire, étourdissant de mesurer combien ces quarante dernières années ont passé vite.


Les années 80 en France, c'est bien sûr l'arrivée au pouvoir de la gauche. Si le vieil anar voit sans déplaisir le « puant » Giscard expédié sans manières, il n'en cultive pas moins, très tôt, une certaine défiance envers les nouveaux-venus et le nouvel esprit qui prend corps dans le pays. Entre l'installation de Disneyland à Marne-la-Vallée et les radios libre (« quelle nullité ! » s'écrit-il), il ne manque pas de cibler la fascination technologique du temps (« On va mettre 2 milliards de francs pour doter les collèges en ordinateur. Pendant ce temps-là, les bibliothèques desdits collèges ne font presque plus peur à un illettré. ») Il peut arriver que les politiques en prennent parfois pour leur grade, mais gageons que là n'est pas le Blanchard le plus intéressant ; la politique de toute façon ne l'a jamais passionné, et c'est finalement moins à elle qu'il s'en prend qu'à un certain climat général, qu'aux réflexes et à l'inconscient d'une époque :


    « À chaque année son invention dans la connerie : en 1983, c'est la gym tonic, dite aussi aérobic. Cela passe à la télévision et c'est suivi par sept millions de personnes ! Nul doute que quelques-uns de ces benêts claqueront d'une crise cardiaque devant leur poste. Il y a mieux. Un article de presse m'apprend que les partisans du jogging polémiquent avec ceux de l'aérobic, les premiers se disant amateurs de bien être et ennemis de l'effort en groupe, disant de l'aérobic que "c'est l'armée". Je trouve cela renversant ; en somme, c'est à qui revendique le plus d'avoir pour faire l'âne. C'est un peu comme si les lecteurs de SAS et ceux de Guy des Cars se querellaient au nom de la littérature à défendre. »

 

On en revient toujours à la littérature, et c'est heureux. Car elle est, celle-là, en dehors de K., de son chat, des acouphènes dont il souffre et pour lesquels il n'a de cesse de consulter, l'objet de son exclusive attention. Où l'on vérifie d'ailleurs qu'entre son premier et son ultime carnet (soit entre 1978 et 2014), la constance de ses affections littéraires ne dévie jamais, pas plus que son goût pour les souvenirs, les correspondances et les journaux d'écrivains. Toute sa vie durant, il tournera d'ailleurs autour de quelques-uns, poignée d'irréductibles avec lesquels, s'agissant des idées générales, il ne partage pas toujours grand-chose, mais dont le style et la sensibilité le remuent : Mauriac,  Greene, Proust, Flaubert, Balzac, Léautaud, Jouhandeau, Renard - ou encore Albert Cohen, dans lequel il dit entrer avec une certaine méfiance, avant finalement, lisant Belle du Seigneur, d'y puiser « un émerveillement » et d'en sortir « impressionné par la férocité de la satire, et touché par ce qu'est ce livre : un réquisitoire contre la FORCE. »

 

Mais il en va bien sûr de ses irritations comme de ses bons plaisirs : celles-là aussi le suivront toute sa vie. Et c'est heureux pour le lecteur, Blanchard n'étant jamais aussi bon que lorsqu'il souffre d'accablement : il peut alors sortir son canif. Ce mot sur Gide, par exemple, dont il cerne d'un mot l'ambition : « En somme Gide aurait réussi sa grande affaire : que ce qui choque finisse par plaire. » Mais comme il ne cultive aucun dogme, il pourra aussi, après avoir lu son Journal, en faire l'éloge : « Il y a là une des proses les plus élégantes que la littérature ait produite. » Cela dit, c'est toujours dans le grincement qu'il excelle. Ici, à la mort d'Aragon : « Retrouvera-t-il ses deux amours : Elsa et Staline ? C'est là que le matérialisme est embêtant. »


Il faut dire que Blanchard n'a pas beaucoup de tendresse pour ceux des écrivains et intellectuels qui se menottèrent un peu trop serré au Parti communiste. Ainsi de Marguerite Duras - qu'il n'a jamais supportée -, alors qu'il peut tout à fait, fût-ce entre deux agacements, témoigner son considération pour Simone de Beauvoir.
Quant à Sartre, évidemment, c'est autrement plus mitigé... À sa mort, Blanchard note :


     « Que dire ? Ce fut un cerveau, et là je salue ; mais artiste, il ne le fut qu'à ses débuts. Les uns pleurent un maître, tout en n'ayant de cesse depuis quelques années de dénoncer les maîtres-penseurs. D'autres portent en terre un père politique et révolutionnaire... oui, mais voilà le piège du conditionnement : un jour on lit La NauséeLe Mur, l'admiration légitime est acquise, dès lors la séduction qui s'ensuit vous fait cautionner n'importe quoi tombant de la bouche du monsieur, et le mensonge de nourrir toutes les cervelles malléables de la jeunesse. Oh ! ce "tout anti-communiste est un chien", donc à écraser, comme cela vous vicie le jugement voire une vie ! Tout cela, ce régime de terreur intellectuelle, ces leçons données par bourgeois et grands bourgeois au peuple, pour son bien, ce n'est pas permis. Quand je pense à Sartre, je pense à Camus avec encore plus d'affection. »


Reste Marguerite Yourcenar, étrangère aux accointances politiques, elle-même se voulant au-dessus de la mêlée, et qui suscite son plus grand ravissement. Il écrit à son propos, lorsqu'elle fut reçue à l'Académie française le 22 janvier 1981 (c'est une chose que l'on peine à imaginer, mais la cérémonie fut retransmise en direct à la télévision) : « Sa voix chaude quoique marmoréenne, on eût dit la traduction du choeur antique chargé de dire ce qui est éternel. » 

 

* * *

 

 

Mais c'est une gageure que de vouloir rendre le ton de ces carnets en se contentant d'en extraire quelques traits plus ou moins sonores. Car il ne s'agit jamais que d'annotations qui, prises en elles-mêmes, et aussi intéressantes fussent-elles, n'en trouvent pas moins leur cohérence qu'entre les lignes et sur la durée. C'est pourquoi la lecture de ces tout premiers carnets est passionnante pour qui aime se chauffer un peu l'oreille au feu d'André Blanchard, tant on y sent, très tôt, sa drôle de hargne à vivre, à rester en vie, et ce mouvement complexe qui le conduit à se tenir autant que possible dans les marges du monde sans pouvoir, ni vouloir, tout à fait le quitter. S'il ne s'agit pas, pour le lecteur, d'adhérer à tout, d'acquiescer à tous ses emportements, ni de consentir à sa défiance toujours un peu eczémateuse envers le moderne, il n'en reste pas moins vrai que Blanchard donne à entendre un timbre sensible et singulier ; cette voix commence à filer dans les limbes - mais il est vrai qu'elle fût méconnue déjà de son vivant -, et elle manque à la littérature. Jamais là où ça se passe quoique y prêtant toujours une oreille attentive, revendiquant fièrement sa condition de prolétaire mais goûtant mieux que d'autres aux exigences de l'élégance, André Blanchard était une sensibilité en acte, un homme né à côté de son temps mais qui, si d'aventure le goût se perdait et qu'on ne savait plus bien à quelle oeuvre se vouer, pourrait utilement remplir son office de boussole, lui qui jugeait « regrettable » que « dans la littérature d'aujourd'hui, l'intelligence [ait] pris le pas sur l'esprit. » Homme et écrivain de l'humeur, aussi incapable de concessions qu'intraitable avec lui-même, il éprouvait avec une très grande intensité la fragilité de ce qui le reliait au monde. Et s'il vécut modestement, la chose lui était sans doute moins intolérable que la perspective du moindre effort pour parvenir. Nous sommes en 1986, André Blanchard a trente-sept ans, et ce mot : « Finalement, c'est le coeur plutôt comblé que je quitterai ce monde puisque, à côté de ma part de déboires et de souffrances, j'aurai connu avec K., avec les livres, avec les animaux, le plaisir et la joie. Amen. 

 

André Blanchard, Un début loin de la vie
Éditions Le Dilettante

21 mars 2018

Entretien avec Éric Bonnargent (Amandine Glévarec, Kroniques)

 

Merci à Amandine Glévarec, du site Kroniques, qui a eu la curiosité de m'interroger en compagnie d'Éric Bonnargent, mon ancien compère de L'Anagnoste, actuel collaborateur du Matricule des Anges et auteur de : Atopia, petit observatoire de littérature décalée (au Vampire Actif) et, avec Gilles Marchand, du Roman de Bolaño (aux Éditions du Sonneur).

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Messieurs, avant de parler de vous, j’aimerais parler de chacun d’entre vous, vous nous racontez d’où vous venez ?

 

E.B. : J’ai commencé à lire très tardivement, à l’âge de 17 ans. J’étais un adolescent à la dérive et la littérature a bouleversé ma vie en y apportant un sens. J’ai opté pour des études de philosophie à cause de l’excellence de ce cursus à l’Université de Nice où j’habitais alors. J’ai eu la chance de suivre les cours de Clément Rosset, Daniel Charles, Jean-François Mattéi et d’autres encore. J’ai vu dans cette discipline une autre manière d’appréhender les textes littéraires, une manière plus conceptuelle qui est, je crois, assez caractéristique de mes chroniques et de mes fictions. À l’inverse, la littérature me permet de donner corps à mes cours, d’illustrer certains problèmes ou certaines thèses avec des situations concrètes. Quoi de mieux que le dernier chapitre d’Ulysse pour faire comprendre à de jeunes gens la critique nietzschéenne du Cogito ? Et des textes comme La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï et Le roi se meurt de Ionesco contiennent une bonne partie de ce que Montaigne, Pascal, Nietzsche, Heidegger ou Nietzsche ont pu dire à propos de la mort.

 

M.V. : J’ai dû commencer à lire à peu près au même âge qu’Eric, même un peu plus tard. Avec toutefois quelques lectures exaltées dans l’enfance : Le Club des Cinq, Michel Strogoff ; et un souvenir très vivace encore de la Comtesse de Ségur.

 

E.B. : Je n’étais pas remonté aussi loin… Comme toi, j’ai beaucoup lu pendant mon enfance : pas Le Club des Cinq, mais Les Six compagnons. Plus jeune encore, j’ai dévoré toute la série des Oui-oui. Je sais, j’en ai gardé quelque chose…

 

M.V. : C’est vrai que tu as un peu la tête articulée d’un pantin de bois ! Bon, mais plus sérieusement… Je me souviens aussi de versions illustrées de Don Quichotte, de Gulliver, de Gargantua, et ces lectures sont encore étonnamment présentes en moi. Sans doute parce qu’à cet âge on ne se pose pas vraiment la question de la vraisemblance : tout, d’une certaine manière, est plausible. L’esprit est alors tellement mobile, tellement pur de préjugés, que même le rapport à la langue n’est pas spécialement problématique. Dieu sait pourtant combien celle de Cervantès, de Swift et de Rabelais est dépourvue d’échos dans la vie moderne. Bref, hormis ces lectures d’enfance ou de petite adolescence, je crois n’avoir plus rien lu ensuite pendant au moins dix ans – hormis, et avec quelle assiduité vorace, Enfer Magazine, le tout premier mensuel français (enfin) consacré au hard-rock…

 

E.B. : Ah oui, moi aussi ! Enfer Magazine, puis Metal Attack ! C’est d’ailleurs l’un de nos points communs inavouables : notre amour du hard-rock.

 

M.V. : Mais ce n’est pas du tout inavouable ! Même s’il est d’assez bon ton en effet de mépriser un genre dont le malin plaisir (donc peut-être l’intelligence instinctive) est en effet de tout faire pour ne pas se faire aimer... J’avais même commencé, il y a des années de cela, à écrire un roman, quelque chose entre la carte postale et l’épopée, qui se serait appelé « Les enfants du metal ». Mais bref… Enfin les choses pour moi se sont un peu décantées autour de la vingtaine, lorsque j’ai commencé à reprendre des études, quittées après un BEP de dactylographie au terme duquel je ne suis évidemment pas allé. C’est un peu schématique de le résumer ainsi, mais je crois que les choses me sont venues par le biais de l’histoire et de la politique. Lorsque je lisais La Condition humaine ou Le Silence de la Mer, par exemple, ce n’était pas tant les Malraux et Vercors écrivains que j’allais chercher, mais les hommes d’histoire et de pensée dont on m’avait dit qu’ils étaient aussi de merveilleux écrivains ; et, de fait, je m’apercevais que leur façon de raconter l’histoire, leurs mots, me touchaient au moins autant que l’histoire elle-même. De la même manière, je me souviens avoir lu et relu Cioran et Kafka – le Journal, notamment – pour des raisons qui tenaient moins à un attrait littéraire qu’au besoin de comprendre un certain mal-être et de poser des mots sur le mien. Peut-être mon amour de la littérature vient-il de là, au fond. Comme une révélation en creux.

 

Éric, ta vie littéraire commence – si je ne m’abuse – sur le net, grâce au blog Bartleby les yeux ouverts sur lequel tu écris masqué. Pourquoi l’anonymat et quelle était la teneur de cette plateforme ?

 

E.B. : Oui, en effet. C’était en 2007, en avril. Je venais de lire Auto-da-fé de Canetti et, ne voyant pas comment je pourrais utiliser en cours les réflexions que ce roman avait fait naître en moi, je me suis dit qu’il me fallait écrire dessus. J’habitais encore à Nice, ne connaissais personne dans la presse et ai donc décidé d’explorer le net où commençaient à se développer les blogs, notamment les blogs littéraires qui étaient alors peu nombreux et de bonne qualité. Je me suis lancé, mais je ne voyais pas l’intérêt de signer de mon nom : je n’avais pas l’ambition de « percer ». Je me souviens qu’en quinze jours mon article sur Canetti a été lu par une dizaine de personnes, ce qui était certes ridicule, mais a suffi à me ravir et j’ai continué. Le blog a eu de plus en plus de lecteurs, des articles dans la presse, une ou deux mentions à la télévision et j’ai dû livrer mon identité, ne serait-ce que pour répondre aux sollicitations des auteurs et des éditeurs. Cela m’a tout ensuite conduit à intégrer le Magazine des Livres, puis, comme tu le sais, le Matricule des Anges.

 

Pour ta part, Marc, c’est la politique qui t’attire tout d’abord, tu as été plume mais tu y es aussi revenu il y a quelques années grâce au livre La Flamme et la Cendre. C’est un domaine qui t’intéresse toujours ?

 

M.V. : Je me suis dès l’enfance intéressé à la politique, dont il était beaucoup question à la maison. Mais quand j’y entrerai vraiment, comme militant puis comme « professionnel », ce sera, en plus d’une forte appétence pour l’histoire, pour des raisons finalement assez littéraires. Je dévorais ceux que l’on appelle, depuis la fin du XIXème siècle, les « intellectuels ». Autrement dit, dans mon esprit et pour aller vite, des penseurs doublés d’écrivains dignes de ce nom. Mes deux premiers livres, Monsieur Lévy sous une forme assez hybride, et plus encore Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, expressément romanesque, ont été pour moi un moyen de tirer ma révérence et d’affirmer mon désir définitif de littérature. D’ailleurs le livre que tu évoques, La Flamme et la Cendre (que je n’ai pas écrit mais seulement réécrit, ce qui n’est pas du tout la même chose) n’est pas si récent : il parut en 2002 et date donc à peu près de l’époque où je savais que, même si le politique allait encore me permettre de vivre, j’en avais peu ou prou terminé avec lui. J’ai connu en politique des moments assez forts, même marquants, mais j’ai tendance à penser qu’elle a un peu esquinté mon rapport au monde, que je m’y suis en quelque sorte détourné de moi-même, de ce qui m’animait. J’ai persisté, longtemps, quoique pressentant depuis toujours n’être pas vraiment fait pour elle. Enfin tout cela serait bien long et ennuyeux à développer… Bref, je suis dorénavant la politique d’un peu loin, avec, comme tout un chacun, une sensation de perplexité, d’anxiété, de malaise diffus. La connaissant un peu de l’intérieur, je sais pourtant qu’elle vaut parfois mieux que ce que l’on en perçoit, ou plutôt que ce qu’on nous donne à en voir – et puis, comme on dit, on a les politiques qu’on mérite… Enfin n’épiloguons pas, disons que je m’y intéresse désormais comme n’importe quel citoyen.

 

Vous vous retrouvez en 2011 sur le site L'Anagnoste, toujours en ligne mais désormais fermé. Quelle était l’idée ?

 

E.B. : Eh bien, je ne sais pas s’il y avait une idée précise… Marc et moi nous étions rencontrés quelques années auparavant, en 2009 : nous nous sommes immédiatement liés d’amitié. Nous n’avions pas (et n’avons toujours pas) forcément les mêmes goûts. Je crois qu’avec l’Anagnoste, nous avons voulu proposer deux visions de la littérature susceptibles de se rencontrer, voire de se compléter. Nous écrivions d’ailleurs parfois sur le même livre, chacun d’entre nous avec sa sensibilité.

 

M.V. : Je vais faire plaisir à Éric, que je sais très sentimental : pour l’essentiel en effet, je crois que c’est une histoire d’amitié. Nous n’avons pas toujours les mêmes affinités littéraires mais je crois que nous partageons, en amont de ces affinités, une complicité assez instinctive, quelque chose qui se décèle, se détecte entre les lignes et sans grandes phrases. Au fond, oui, je crois que tout cela est assez extra-littéraire. C’est juste l’histoire de deux copains qui aiment la littérature, qui admirent des écrivains, et qui savent que, jusqu'au bout, leur vie sera littérature. Alors voilà, nous avons eu envie de faire vivre un peu tout ça, de confronter des formes, des goûts, des esthétiques. Et surtout de contribuer à faire connaître des auteurs et des livres.

 

Marc, tu as depuis ouvert ton propre blog. Écrire sur les livres de ses contemporains quand on est soi-même auteur et qu’on travaille dans l’édition, ce n’est pas un peu compliqué ?

 

M.V. : Pardon, je me permets de corriger : mon blog est actif depuis 2006, soit cinq ans avant le lancement de l’Anagnoste. De même qu’Éric avait le sien propre. Mais lui faisait exclusivement de la critique, tandis que je mêlais un peu les registres : de la critique, bien sûr, mais aussi du commentaire d’actualité, des pensées un peu intimes, sans parler des éventuels échos donnés à mes livres. Le blog m’apparaissait aussi comme un moyen de prolonger ou de sortir de mon strict travail littéraire, de consigner des choses ou des pensées dont je savais qu’elles ne figureraient pas dans mes livres.


Mais j’en reviens à ta question. Non, il n’y a rien de compliqué à être auteur et éditeur tout en écrivant des articles sur ses contemporains : il suffit de se donner quelques règles simples. J’ai assurément bien des défauts – Éric en témoignera ! – mais je ne suis ni flatteur, ni menteur. Autrement dit, je ne sais ni faire, ni écrire des choses que je ne pense pas. Donc si, derrière ta question, se profile celle – je crois l’entendre… – du « copinage », alors ma réponse est non. Si un ami écrit un livre que j’aime, je le ferai savoir ; si son livre me tombe des mains, alors j’en discuterai avec lui autour d’une bière. Et cela vaut pour mon travail d’éditeur. Les choses, parfois, sont simples.

 

Éric, tu restes aussi chroniqueur, d’abord pour le Magazine des livres, désormais pour la très belle revue le Matricule des Anges. Passer d’internet au papier, ça sous-entend un changement de ton ? Est-ce que le manque de place ne t’oblige pas à t’orienter uniquement vers des livres que tu défends ? Comment se porte le Matricule ?

 

E.B. : À une ou deux exceptions près, je n’ai jamais écrit de critiques négatives. D’une part, parce que je respecte le travail et l’investissement émotionnel que tout livre, aussi raté soit-il, a exigé et, d’autre part, parce que si j’ai perdu du temps à lire un livre, je ne vois pas l’intérêt d’en perdre plus encore à écrire à son sujet. À ce niveau-là, donc, le passage du blog à la presse n’a rien changé. Par contre, le format, lui, change énormément, tu as bien raison de le signaler. J’avais pour habitude d’écrire de très longs articles sur mon blog. Au début, j’ai eu beaucoup de mal à calibrer les chroniques, à respecter le nombre de signes que l’on m’accordait pour tel ou tel livre. J’ai trouvé peu à peu l’exercice plus intéressant que contraignant : il oblige à aller à l’essentiel, à éviter de trop en dire. Sinon, le Matricule se porte bien, je crois. Pour ceux qui ne le sauraient pas, je rappelle qu’il ne contient aucune publicité, que sa santé dépend donc exclusivement des ventes en kiosques, et surtout des abonnements.

 

M.V. : Voilà bien une chose que je partage avec Éric. Il m’arrive par exemple, quand j’écoute « Le Masque et la Plume », de souffrir pour l’auteur qui, derrière son poste, entouré peut-être d’amis ou de sa famille, se fait refaire le portrait en dix minutes et quelques phrases assassines, parfois humiliantes, en tout cas toujours soigneusement préparées. Quand bien même je n’aurais pas la moindre affinité ou même sympathie pour l’auteur en question. Ça doit me remonter d’un vieux fond d’éducation catholique, mais j’ai parfois envie d’en appeler à un peu de charité… À moi aussi bien sûr il arrive de lire des choses illisibles, fades, molles, bien-pensantes et, pire que tout, atrocement mal écrites. Pourtant, à chaque fois, je vais songer à tout ce qu’il aura fallu à son auteur d’angoisses, de remises en question, de nuits mauvaises, de cigarettes et de calva pour trouver à s’obstiner pendant des mois voire des années. Entendons-nous bien : disant cela, je ne sombre pas dans la victimologie : il y a plus pénible dans la vie et sur Terre que d’écrire des romans. Cela procure même souvent, quand « ça vient », une sensation de plénitude ou d’exaltation, c’est selon, assez inouïe. Je dis seulement qu’il faut quand même un petit grain pour y brûler autant de soi, et que celui qui parvient au bout de quelque chose, bon gré, mal gré, a bien droit à un peu de notre miséricorde. Bref : c’est mauvais ? N’en parlons pas. Et puis, il faut quand même toujours se poser la question qui fait mal : suis-je à ce point sûr de mon propre talent pour m’autoriser à faire la leçon aux autres… ?

 

Marc, tu deviens Directeur de collection aux Éditions du Sonneur, en quoi consistent tes fonctions ? Juste la sélection des textes ou beaucoup d’autres choses en plus (le mythe de l’iceberg) ?

 

M.V. : Je vais me risquer à parler à la place de Valérie Millet, sa directrice, mais je ne pense pas qu’elle me contredirait. Mon arrivée au Sonneur a coïncidé avec une relative montée en puissance de la maison et la nécessité subséquente d’élargir un peu les lignes de la fiction contemporaine : il est naturel, au bout d’un certain temps, de chercher à diversifier sa production éditoriale. Je m’efforce donc de publier des textes que j’aime profondément tout en intégrant l’esprit particulier de la maison. C’est un équilibre à trouver, ce n’est pas toujours simple, quelques fois frustrant : je n’ai pas, hélas, les moyens de publier tous les textes qui pourraient me sembler dignes d’être défendus, et il m’arrive d’éprouver un peu de dépit lorsque je vois tel ou tel roman mener sa vie, parfois fort belle d’ailleurs, chez un autre éditeur.


Quant à mes fonctions, elles sont certainement assez enviables : si je me sens bien sûr co-responsable de l’activité et du devenir de la maison, je ne pratique du métier, pour l’essentiel, que sa part plaisante et lumineuse : la découverte de textes et le travail, enrichissant, excitant, avec les auteurs. Je tiens farouchement à la qualité de ce lien, qui d’ailleurs est une des principales raisons qui m’ont donné l’envie d’exercer ce métier. Car le lien entre l’auteur et son éditeur est consubstantiel à l’édition, à son histoire, à son aura ; en tout cas, je m’en fais une idée assez exigeante. Trop d’éditeurs (et pas nécessairement les plus « grands »), font montre de désinvolture, quand ce n’est pas de mépris envers les auteurs. Quelle que soit la brutalité du marché, il est pourtant primordial, dans ce secteur confronté comme tout autre à un processus capitalistique très rude, d’en sauvegarder la part d’aventure humaine. Je sais trop bien ce qui se joue pour celui qui s’est engagé en écriture.

 

Éric, tu as publié chez ces mêmes éditeurs Le Roman de Bolaño, co-écrit avec Gilles Marchand. Ça va, ils ont été sympa au Sonneur ?

 

E.B. : C’est presque par accident que Gilles et moi avons été publiés au Sonneur. J’avais donné le manuscrit à Marc, en tant qu’ami et non en tant qu’éditeur, afin qu’il le relise et nous fasse part de ses remarques. Nous ne pensions pas que ce livre correspondait au catalogue du Sonneur. Mais Marc l’a lu, l’a aimé, l’a transmis à Valérie Millet, la « patronne » qui, à son tour, l’a lu et aimé. Nous avons été choyés par tout le monde et ça a été une belle aventure, éditoriale et humaine. Le Sonneur est une petite famille. Marc était déjà un ami, Valérie en est devenue une.

 

M.V. : Ce qui est amusant, et agréable dans ce métier, c’est aussi l’effet de surprise. J’étais évidemment inquiet, lorsque Éric m’a adressé ce texte écrit avec Gilles Marchand : inquiétude classique de l’éditeur qui doit se plonger dans le texte d’un ami et qui redoute de ne pas réussir à passer la dixième page… Ce n’est donc pas du tout ce qui s’est produit, et je me suis moi-même surpris à me passionner pour un texte qui, comme disait l’autre, n’était pas forcément mon genre. Pour autant, en le transmettant à Valérie Millet, j’avoue que je n’y croyais guère. Je pensais que son registre, sa tonalité, sa langue, bref trop de choses l’écartaient du Sonneur. J’ai été détrompé, tant mieux : preuve, s’il en fallait, que toute « ligne éditoriale » est faite pour être bousculée.

 

Vous êtes tous les deux, par vos diverses casquettes, en contact avec des publics très différents. Les journalistes, les auteurs, les étudiants, les éditeurs, j’en passe. Alors comment va le monde du livre et comment se porte la littérature en 2018 (question ambitieuse).

 

E.B. : La question est bien trop ambitieuse pour moi… En ce qui concerne le monde du livre, je n’ai jamais fréquenté beaucoup de journalistes, d’auteurs ou d’éditeurs. Le monde du livre est un monde comme un autre, avec ses accointances, ses réseaux d’influence, ses mesquineries et ses petites tartufferies, etc. Les auteurs, les traducteurs, les éditeurs, les libraires, les critiques ont besoin des uns des autres, alors forcément... C’est parfois un peu pathétique, alors je m’en tiens de plus en plus éloigné. Quant à la façon dont se porte la littérature, je n’en sais rien... À voir le nombre de livres qui paraissent chaque année, ça a l’air d’aller. J’ai simplement l’impression que, de manière très générale, la littérature étrangère est bien plus créative que la littérature française. Marc, lui, doit savoir : il est beaucoup plus mondain que moi.

 

M.V. : Ha ha, ça me fait plaisir qu’enfin l’on pointe du doigt mon tropisme mondain, moi qui d’ordinaire passe pour un ours ! Bon, mais Éric joue le faux modeste… D’autant que, comme contributeur au « Matricule des Anges » et destinataire de « services de presse », il est bien mieux informé que moi de la qualité et de la variété de ce qui se publie. Cela dit, comme lui, j’aurai du mal à répondre précisément… Disons qu’il faudrait déjà distinguer les deux questions : interroger le fonctionnement du monde du livre (lequel en effet n’est pas plus exemplaire que n’importe quel autre : la littérature n’induit pas la vertu) n’a pas nécessairement de lien avec la question de savoir où en est la littérature… Ce serait comme de mesurer le bonheur d’une nation à la hauteur de son P.I.B.


Bon, mais j’ai conscience que tu ne te contenteras pas d’une réponse de Normand, quand bien même je serais partagé. Disons, donc, que si la donne économique a quelque sens, si l’on pense qu’elle est un indice de quelque chose, alors, oui, on peut considérer que le livre va bien : s’il en paraît autant, c’est que, peu ou prou, on peut supposer que ça intéresse des gens. S’agissant de la lecture, j’invoquerai, une fois n’est pas coutume, un sociologue, Philippe Coulangeon, qui disait récemment : « Les pratiques culturelles qui se maintiennent le mieux sont celles qui sont le plus démonstratives, visibles socialement. En revanche, la pratique intime ou domestique de la culture – celle dont l’effet démonstratif est faible ou inexistant – est en déclin. » Voilà qui pourrait résumer à peu près la situation du livre…


Après, la question à cent balles, ce serait : de quels livres et de quels écrivains parle-t-on ? Pour tel auteur qu’on s’arrachera et pour lequel on sera prêt à sacrifier trois heures dans une file du Salon du Livre, la grande majorité des écrivains devra se contenter de deux ou trois cents lecteurs. Bref, dans le cadre d’un tel entretien, je ne peux répondre que très allusivement à la question. Je crois, je sais la littérature vivante ; mais je ne la sais pas moins victime du spectacle, de la « starisation », de l’empire du profit immédiat, du scénar et du pitch.

 

Un autre de vos points commun, et non le moindre, est évidemment que vous êtes par ailleurs tous les deux des écrivains. Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans vos vies, d’où vient l’envie d’être publié ?

 

E.B. : Je crois qu’un écrivain n’est pas forcément quelqu’un qui écrit. Et quelqu’un qui écrit n’est pas forcément un écrivain... J’ai le désir d’écrire depuis mes dix-sept ans, mais j’ai attendu d’en avoir quarante-et-un pour le faire. Ce n’est pas pour rien que j’ai débuté avec le pseudonyme de Bartleby et que j’ai toujours autant d’admiration pour la nouvelle de Melville et le Bartleby et cie d’Enrique Vila-Matas ! Être écrivain, donc, est plutôt une manière d’être, me semble-t-il. Dans Le métier de vivre, Pavese dit à juste titre que l’écriture est le seul métier à temps plein : c’est voir le monde à travers elle. Ce que l’on vit l’est à travers le prisme des mots et nous obsède jusque dans notre lit. Bref, bien que n’écrivant pas vraiment en ce moment, l’écriture est toute ma vie. Quant à l’envie d’être publié, elle vient naturellement, me semble-t-il. Je sais bien que certains diront le contraire, mais on écrit pour être lu. Sinon, pourquoi s’en donner la peine ?

 

M.V. : Le texte de Pavese qu’invoque Éric est en effet un texte majeur, qui dit l’essentiel, et avec quelle nécessité, quel feu intérieur, de ce qu’est le travail de l’écrivain. Je partage tout à fait cette idée selon laquelle on est écrivain aussi quand on ne parvient plus à regarder le monde qu’en le tamisant de mots : on vit, on aime, on pense, on mange, on marche mots, phrases, syntaxes, métaphores, récits, inventions. Le monde ne vient à nous que parce qu’il est écrit ou qu’on pourrait l’écrire – ce qui peut être troublant, je vous l’accorde… Où je ne suis pas Éric, c’est à propos de cette idée, romantique et selon moi un peu fallacieuse, selon laquelle il ne serait pas nécessaire d’écrire pour être écrivain. Je crois entrevoir ce à quoi il pense. Nous connaissons tous des personnalités extraordinaires dont l’intelligence, la poésie, l’existence même donnent à penser qu’elles pourraient être des écrivains sans le savoir. Mais non : être écrivain, c’est écrire des livres. Parce que le passage à l’acte, à l’écriture, induit quelque chose de radicalement autre que le seul fait de vivre, fût-ce de la plus belle et romanesque des manières. Par ailleurs Éric parle d’une « manière d’être » propre aux écrivains : je serai bien curieux de savoir ce qu’il faut entendre par là…

 

E.B. : Cela n’a rien à voir avec l’intelligence ou l’originalité de la personnalité. L’intelligence ne fait pas l’art, du moins je l’espère !, et l’originalité de la personnalité non plus. On peut être un grand écrivain, de manière plus générale un grand artiste, en ayant une intelligence et une existence tout à faire médiocres. Je disais que c’est plutôt une manière d’être, une attitude. Dans mon premier livre, j’avais appelé cela l’atopia : une sorte de sentiment d’étrangeté par rapport aux gens et aux choses, une impression d’être là sans y être, d’être plus spectateur du monde qu’acteur. Je dirais aujourd’hui que c’est peut-être l’ironie qui caractérise l’écrivain ou l’artiste : le fait d’avoir un regard distancié et peut-être amusé sur les choses.

 

M.V. : « Écrivain », c’est une catégorie très précise : c’est celui qui écrit des livres. Je n’en démords pas. « Artiste », c’est pour le moins fourre-tout… Non, non, j’entends qu’on puisse « vivre artiste », ou à la manière de, cela n’induit pas qu’on le soit : encore faut-il mettre son art à l’épreuve. Quant au fait d’éprouver un sentiment d’étrangeté par rapport au monde, je ne vois pas que ce soit le propre de l’écrivain. Mais, bon.

 

E.B. : « Artiste » est par nature un terme général. Encore une fois, il ne s’agit pas de mener une « vie d’artiste » : cela ne veut d’ailleurs rien dire. Mais de même qu’il y a des écrivains qui n’écrivent pas ou n’écrivent plus, il y a aussi des artistes qui ne créent pas ou y ont renoncé. Jean-Yves-Jouannais a même consacré un livre à cela : Artistes sans œuvres, sous-titré, tiens donc, I would prefer not to et évidemment préfacé par Enrique Vila-Matas ! Et comme le disait Tchouang-Tseu : « L’homme parfait est sans moi, l’homme inspiré est sans œuvre, l’homme saint ne laisse pas de nom. »

 

M.V. : Enfin il faut quand même bien l’écrire, ce livre, pour évoquer les artistes sans œuvres… Bon, mais devant tant de sagesse je n’ai d’autre solution que de m’incliner ! Enfin il y a, en effet, Amandine, cette question de la publication. Si l’on écrit pour soi, que l’on tient, en somme, son journal intime, alors cette perspective en effet ne se pose pas – sauf cas très particuliers. Mais dès qu’il s’agit d’œuvre, du moins d’une volonté de faire œuvre, romanesque ou pas, alors on ne peut pas ne pas faire abstraction du lecteur. Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’ils ont des histoires plein leurs tiroirs mais qu’ils n’ont aucune envie de leur trouver des lecteurs, qu’ils écrivent pour eux-mêmes à leurs heures perdues comme on pratiquerait le jardinage… Bien sûr que non. Hors pensées intimes, on écrit pour être lu, c’est-à-dire pour confronter une esthétique, une pensée, une sensation, des sentiments avec le monde. C’est un désir dont on peut interroger les mobiles, pourquoi pas, mais l’écriture de création induit l’interlocuteur.

 

Marc, tu viens de faire paraître chez Joëlle Losfeld un recueil de nouvelles – Il y avait des rivières infranchissables -  qui parle d’amour et d’amours. Après des titres tels que Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire ou Le Pourceau, le Diable et la Putain, voire Et que morts s’ensuivent, on pourrait (peut-être faussement) avoir tendance à croire que tu deviens sentimental en prenant (un peu) d’âge ?

 

M.V. : Oh la méchante question ! Bon, d’accord, je prends un peu d’âge. Méfiance, toutefois : les vieux acariâtres sont promis à un bel avenir… Pour le reste, disons que, sentimental, peu ou prou, je l’ai toujours été. Mais il est vrai que la chose n’avait encore jamais été à ce point marquée dans aucun de mes livres. Alors peut-être, en effet, peut-on associer une certaine sensation de vieillissement à celle du recouvrement d’une certaine tendreté, d’un certain plaisir à se souvenir des saisons mortes. Cette espèce d’âge « tendre », donc, ce temps où nous n’étions qu’énergie, désir, vitalisme… Mais il y avait aussi en moi, et depuis longtemps, l’envie de me colleter avec ce qui, pour tout écrivain je crois, peut bien passer pour un défi littéraire : écrire l’amour. Le sujet ne passe pas seulement pour galvaudé, il paraît à beaucoup littéralement épuisé. Bref, c’est le sujet de tous les écueils possibles. Alors je voulais m’y confronter, savoir si je pouvais renvoyer des premiers amours un écho qui soit à la fois universel et un peu singulier. Courir le risque d’une relative sentimentalité sans me vautrer dans le panneau du sentimentalisme.

 

Éric, tu as aussi une actualité récente puisque tu as fait paraître Lettre ouverte à ma bibliothèque. Alors, tu lui dis quoi à ta bibliothèque ?

 

E.B. : Je me suis imaginé très vieux et très seul pour lui écrire. C’est bien entendu une lettre d’amour. Quoi de plus beau et de plus fascinant qu’une bibliothèque ? Il y a différentes manières de ranger (ou non) les livres, il y a tous ces petits objets qu’on expose ou qu’on laisse traîner sur ses rayonnages et puis il y a les livres eux-mêmes, leurs formats, leur odeur, leurs textures. J’ai un rapport charnel aux livres qui me rend inconditionnellement réfractaire aux liseuses. Et puis au-delà de tout cela, cette lettre est bien évidemment un hommage à la littérature et plus particulièrement aux livres qui ont le plus compté pour moi.

 

La question à 10 points, vous deux, c’est une belle histoire d’amitié, vous n’auriez pas un petit projet amical en tête ?

 

E.B. : Boire une bière ?

 

M.V. : Deux, peut-être…

 

E.B. : Plus sérieusement, j’espère embêter Marc dans deux ou trois ans avec un manuscrit. Je ne cesse d’accumuler des notes pour un roman que je finirai par écrire quand j’aurai trouvé le temps et le courage. À moins qu’en bon Bartleby, je me contente de l’imaginer !

 

MV. : Il n’est pas une seule fois où Éric et moi ne nous voyions sans que je le relance sur ce projet. C’est aussi cela, au-delà du caractère amical, le boulot d’éditeur. Parce que je sais que la perspective d’être plongé dans l’écriture sur une longue période peut être aussi excitante intellectuellement que décourageante réellement. Être éditeur, c’est aussi avoir le goût d’une certaine maïeutique…


Quant à moi, outre mes travaux de « prête-plume », figure-toi que j’aimerais pouvoir trouver des éditeurs pour certains de mes textes… J’ai dans mes tiroirs une pièce de théâtre un peu caustique dont l’intrigue, justement, est construite autour d’un « nègre littéraire » ; des conversations bucoliques, mi-intimes, mi-littéraires, avec mon ami Lionel-Édouard Martin ; enfin une espèce de roman baroque, cannibale et tragico-farcesque qui me tient  très à cœur.

 

E.B. : Et pas un mot de ton prochain roman… ?

 

M.V. : Ah si, bien sûr ! Il devrait paraître en janvier prochain, chez Joëlle Losfeld. Je confesse d’ailleurs une légère impatience, car ç’aura été un temps d’écriture incroyablement excitant pour moi. Mais d’ici là, bien sûr, j’aurai pu lire ton manuscrit, non… ? 

 

 

15 mars 2018

Laurine Roux - Une immense sensation de calme

 

Après Des carpes et des muets, d'Édith Masson (Prix Erckmann-Chatrian 2017), j'ai donc la chance d'être l'éditeur d'un autre très beau premier roman. J'allais d'ailleurs commencer en disant que ces deux textes évoluaient dans des registres très dissemblables, pourtant l'on pourrait au moins leur trouver une certaine communauté d'esprit – un goût partagé pour l'étrange, un même désir de propager le trouble et de faire de la nature un quasi personnage, une même attention à la rugosité première du monde. Les ressemblances pourtant s'arrêtent là : pour le reste, nous sommes aux antipodes – et pas seulement géographiques, même si les deux sont nettement orientés à l'Est...

 

Nous savons peu de choses de Laurine Roux, qui est toutefois est loin d'être une inconnue pour les amateurs de nouvelles ; elle reçut d'ailleurs, en 2012, le Prix International George Sand. Professeur de lettres modernes, lectrice de Giono, de Cendrars (dont elle fit l'objet de ses études universitaires) ou de Sylvie Germain, cette voyageuse connaît bien les terres du Grand Est glacial dont il est ici question, et revendique aussi l'influence déterminante – et perceptible peut-être – du McCarthy de La Route... Voilà pour l'esquisse d'un univers très marqué, sauvage, organique, non exempt de lyrisme ni de poésie.

 

* * *

 

 

Sous nos yeux, un monde réchappé d'une ancienne guerre. Les hommes sont morts, ne restent que quelques femmes et des enfants. Les terres alentour sont ingrates, les montagnes menaçantes : on dit – les très vieilles femmes disent – que tout là-haut se seraient établis des "Invisibles", créatures dont on ne sait rien ou seulement ce qu'en souffle la rumeur, ce qui est pire. Une jeune fille pourtant y rencontrera l'amour. Et y jettera toute sa vie.

 

Une immense sensation de calme est un texte peu ordinaire. On pourrait invoquer le conte noir, mais ce ne serait pas tout à fait exact : il y entre trop de lumière, trop de cette clarté fuyante mais tenace qui conduit le livre aux limites du merveilleux. L'on sent chez Laurine Roux une certaine inclination pour la fin du monde (McCarthy rôde...), mais jamais aucune tentation de l'uchronie, et moins encore de la science fiction. Ce qui l'occupe dans ce roman, c'est, d'une certaine manière, de transposer le continuum humain dans l'univers du conte ; et si l'on s'approche du merveilleux, alors c'est un merveilleux plausible, du moins jamais complètement improbable.

 

D'ailleurs, étrangement, ce roman fait du bien. Évidemment pas dans l'acception du feel-good contemporain, et c'est peu de le dire, mais en ce sens qu'il pose un regard à la fois très cru et très sensible sur notre destinée, comme si dans la boue, la souffrance et la lutte reposait ce qui forgeait et exhaussait notre humanité même. L'âpreté des visions, des couleurs, matières, limons, odeurs, sang, pourriture, humeurs, le dispute à des élans poétiques parfois admirables, pleins de profondeurs et d'échos, et l'on se trouve bien vite captivé par cette énergie souterraine qui doit autant à des élans viscéraux qu'à des intuitions quasi mythologiques. Et si c'est moins un monde d'après la tragédie qui est ici dépeint que le tragique même du monde, on se laisse étonnamment entraîner par l'étrange beauté qui subsiste et s'acharne. Avant de refermer le livre et de retourner vaquer dans nos vies en éprouvant quelque chose qui, en effet, n'est pas loin de nous procurer une immense sensation de calme.

 

Laurine Roux, Une immense sensation de calme - Éditions du Sonneur
PRIX SGDL RÉVÉLATION 2018 de la SGDL
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6 mars 2018

Patrick Grainville - Falaise des fous

 

 

L'atelier de l'écrivain

 

Mon admiration pour l'œuvre de Patrick Grainville remonte à loin, à mes vingt ans ou à peu près, lorsque je tombai sur L’orgie, la neige – quatorze années déjà après que l’on posa sur ses Flamboyants la couronne du Goncourt. Nous sommes au début des années 1990, j’ai tout à découvrir de la littérature, de son histoire, de ses enjeux, bref je commence à lire un peu sérieusement. Et je me souviens du choc profond, stylistique et sensuel, que cela fut pour moi. Dans ce que la France alors me montrait d’elle, ou plutôt de ce que j'en percevais, je n'avais pas imaginé qu’une telle écriture pût avoir cours ; j’éprouvais une sorte d'enthousiasme perplexe à me savoir contemporain d’un tel style - et je rapprochais confusément cette sensation de ma lecture de Femmes, de Philippe Sollers, paru quelques années plus tôt, avec lequel j'imaginais une certaine communauté d'esprit, celle des jouisseurs et des esprits libres. Peut-être parce que sous ses dehors foisonnants, baroques, puisque tel est le qualificatif dont on use le plus souvent à propos du style Grainville, derrière son lexique à la fois savant et somptueusement carné, je devinais une énergie très grande et très moderne, comme greffée à un savoir-faire dont je pressentais tout ce qu’il devait à la fréquentation, puis à l'émancipation, des classiques. Car, comme dans l'Atelier du peintre (tableau de Gustave Courbet et roman de Grainville), il y a du monde dans la petite fabrique de l'écrivain : tout ce que le dix-neuvième siècle compte de fous, d'artistes, de penseurs, de monstres sacrés (ou pas), transite par chez lui. Et cette profusion exubérante lui va bien : Grainville est un dévoreur, un insatiable de la sensation qui n'a pas son pareil pour dénicher derrière les grands mouvements ce qui s'agite en chacun.

 

La quatrième de couverture y pourvoyant largement, je ne raconterai pas ici l'histoire de Falaise des fous, saga picturale et fresque cinématographique que Patrick Grainville tend comme un miroir à la France, à ses rêves de gloire, à l'idée qu'elle se fait d'elle-même, de son art et de sa politique, de son mode de vie et de ses élégances, bref à cet être français capable du meilleur et du pire - mais toujours avec une égale ferveur. Il suffit de savoir que l'on traverse soixante années d'une existence à hauteur d'homme, que cette période s'achève en 1927 avec la mort de Monet, que le narrateur est un Normand installé à Étretat (ce qui bien sûr ne fit qu'ajouter à ma curiosité...), et que Patrick Grainville, en s'arrimant au choc de la révolution impressionniste, témoigne dans un même geste du caractère exceptionnel,  tragique et exaltant, de cette période. Et que l'ensemble est époustouflant.

 

Dès le début d'ailleurs, avec cette merveilleuse première phrase, de celles qui pourraient s'enseigner ou, mieux encore, qui s'installent dans notre drôle de mémoire collective sans que l'on ne sache plus très bien quel en fut le véhicule : « Jadis, j'ai embarqué sur la mer un jeune homme qui devint éternel. » Un monde s'esquisse. Avec une telle phrase tout devient possible, tout s'ouvre.

Et si j'ai bien pu, au début de ma lecture, souffrir un peu de ne pas reconnaître parfaitement « mon » Grainville, celui des débordements lyriques, des fulgurances rimbaldiennes et des visions charnues, c'est que nous avons affaire ici à un formidable roman populaire et savant, sentimental et sensuel, pessimiste et roboratif, qui sait mêler à ce que la vie recèle de plus trivial l'espèce de grandeur singulière qui se dissimule en chacun. On regrettera parfois quelques longueurs, quelques ressassements ? Nous aurions tort : ce sont des gourmandises. Car Grainville écrit comme un ogre : manger lui donne faim. À la correction du temps et au minimalisme de saison, il répond avec du verbe glouton, de l'adjectif à foison et de l'humeur à en débonder. Peu de grands vivants auront eu les honneurs de portraits aussi romanesques, gourmands et sensibles. Car tous, tous ils sont là : Monet bien sûr, Courbet bien sûr, mais Degas aussi, et Boudin, Isabey, Picasso, Dali, et Hugo, Maupassant et Flaubert, et Barrès et Clémenceau, et Péguy et Breton, tant d'autres encore. Chaque figure est évoquée au plus près du corps, ce sont des portraits d'hommes vivants, truffés d'humeurs, de fulgurances et de démissions : tous sont peints en eux-mêmes et en gros plan, dans l'instant irraisonné de leur génie.

 

Même lorsqu'il s'agit d'évoquer les grands engouements collectifs et la folle passion des hommes pour l'histoire, même lorsqu'il faut aller fouiller l'ivraie de l'Affaire Dreyfus, dire l'optimisme de la guerre qui vient et dont si peu reviendront, discuter en famille de la Révolution russe et de sa lueur d'espoir bientôt ternie ou de ces drames modernes passés à postérité (la catastrophe de Courrières, le naufrage du Titanic), ce que dit Grainville des événements, c'est d'abord ce qu'ils font aux hommes. D'où des pages admirables, souvent poignantes, sur les espoirs déchus, sur l'épouvante des gamins dans les tranchées de la Meuse et de la Somme, sur le destin des mineurs de fond ou sur la fragile espérance de vivre. Mais ce qui touche, aussi, c'est cette impression latente, obstinée, que l'homme cherche sans cesse l'occasion ou le motif d'une joie à venir, d'un devenir meilleur, et le roman dit merveilleusement cette propension à épouser la moindre promesse d'espérance (les premiers véhicules à moteur, le triomphe de Charles Lindbergh, le communisme qui naît ou le vieux rêve hugolien d'un genre humain promis à une vie universelle). Rien n'est froid, tout est toujours incarné, passé au tamis de l'individu, de ses désirs et de ses folies. Jusqu'à l'évocation discrète, pudique et fugitive, du grand-père de l'auteur. Le lecteur fait bien mieux qu'assister à l'événement de la vie : à travers le regard de quelques femmes et de quelques hommes dans le quotidien de la guerre, de l'amour, de l'art et de l'espoir, au gré de quelques destinées tellement palpables, tellement proches des nôtres, il en vit le présent même.

 

Et puis bien sûr il y a l'amour - peut-on imaginer un livre de Patrick Grainville sans qu'il soit aussi question d'amour ? Car si Falaise des fous est une ode à la création et une traversée de la psyché nationale, c'est aussi le roman de la reconstruction d'un homme jeune encore qui, rentré meurtri d'Algérie et cherchant la paix sur la côte d'Albâtre, trouvera chez les femmes l'onguent qui le ramènera à la vie en même temps que la passion qui décidera de lui. Les femmes chez Grainville sont intelligentes, modernes, curieuses, élégantes et sensuelles par tempérament, c'est elles qui donnent le ton, le rythme, la direction ; elles décident, elles entraînent, elles vivent plus fort - et les hommes suivent. Le narrateur, empli d'une belle et grande solitude océanique, maladroit en société mais curieux du monde, amoureux de nature, avide d'extases et perméable au chagrin, achève de donner à ce roman balzacien en diable sa carne et son humanité. Et il y a quelque chose d'infiniment touchant à marcher aux côtés de cet homme-là, à le suivre sur son chemin de vie, entre Rouen et Paris en passant par Fécamp, le Havre et New-York, à contempler avec lui, assis sur les galets d'Étretat, la mer immense et changeante qui s'agite entre les trompes de l'amont et de l'aval, et, finalement, à vieillir en même temps que lui.

 

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EXTRAIT

 

« Le contrejour assombrissait la côte d'Amont, la tête d'éléphant à la trompe coupée. Pourtant, ce long saillant irrégulier, bosselé, évoquait davantage à mes yeux quelque rhinocéros bas et bizarre, dont le pied nain fermait la petite arche de sa note saugrenue. Au-delà, mon passager mesurait la fuite des éminences de craie vers le nord, et l’aiguille de Belval qu'on distinguait au loin. Je laissai dériver un peu le bateau pour favoriser la contemplation. Au bout d’un moment, je pris le cap inverse. L'étrave coupant un bon souffle d'ouest dont Monet respirait le parfum iodé tandis que je tirais des bords et louvoyais dans les éclats du clapotis. La falaise d'Aval s’allumait. Le Trou à l'Homme perforait la masse crayeuse de sa grosse caverne noire. Nous contournâmes la porte d'Aval colossale dont l'architecture glissa lentement avec sa trompe, élancée celle-là, plongée dans la mer calme, lumineuse. L'Aiguille se dressa de ses soixante-dix mètres, feuilletée de linéaments réguliers de craie et de silex. Monet suivait des yeux le pivotement du menhir majestueux. Les têtes des Trois Demoiselles pointaient, agglutinées de curiosité devant ce divin phallus. L'éventail abrupt de la valleuse verte de Jambourg s'ouvrait entre deux espèces de poternes. Nous devions, un beau jour, Monet et moi, descendre dans ce gouffre par un à-pic et un escalier de vertige. Quelle ivresse ! Mais Monet aurait pu se tuer. Il frôla l'anéantissement, une autre fois, quand la déferlante marée le surprit. Mourir sur le motif, comme Molière ! »

 

Patrick Grainville, Falaise des fous — Éditions du Seuil 

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