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Marc Villemain
editions du sonneur
15 octobre 2012

Ollivier Curel - Dernière station

Ollivier Curel - Dernière station


J
e l'attendais, ce livre. Ollivier Curel avait adressé son manuscrit aux Éditions du Sonneur : je n'avais pas terminé de le lire que je savais déjà que je le voulais. Mais, pour des raisons qui n'ont pas ici le moindre intérêt, le temps avait passé, et lorsque enfin je réussis à mettre la main sur son adresse postale pour lui exprimer mon enthousiasme et le prier d'entrer en contact avec moi, les Éditions de l'Amandier avaient déjà fait le nécessaire. Et puis, surtout, entre temps, Ollivier Curel était mort. Je l'ignorais. Ce texte, qu'il n'aura donc jamais vu autrement qu'imprimé sur des feuilles A4, vient donc enfin de paraître. J'en suis très heureux, et si l'éditeur que je suis se désole de n'avoir pu y prendre part, le lecteur en moi s'en moque bien.

Un village abandonné, dans le sud de la France. Sans doute n'apparaît-il déjà plus sur aucune carte. Le temps y a anéanti tout confort, toute raison pratique. Cinq vieillards pourtant sont restés, démunis de tout, presques nus, et ont choisi d'y finir leur vie. Il n'y a plus rien, plus de maisons, plus d'électricité, plus d'enfants, seulement des restes de civilisation que la nature colonise, elle finira bien par les recouvrir. Les cinq chient à même la terre et croient que Chaban est encore au pouvoir. On comprend que naguère il s'est ici produit quelque chose, quelque chose de grave, trois jeunes auraient péri. Les circonstances resteront floues, elles n'ont pas d'importance. Plus rien d'ailleurs n'a d'importance. Sauf, tout de même, qu'il faut bien vivre, et bien vivre ensemble. Il y a Marie, la seule femme ; un peu bigote, mère d'un gamin qui est parti depuis longtemps ; une seule et unique fois elle connut l'amour, quelques heures durant, au pied d'un arbre. Il y a Le Muet, qui du temps même où le village existait encore, passait de toute façon pour un demeuré. Il y a Edmond, Edmond Censini. Lui, avant, c'était le chef du village, l'héritier d'une grande lignée : il en a gardé le sentiment, un certain instinct de domination. Et puis il y a Jean, l'ancien instituteur : c'est l'intellectuel, qui tente de tout consigner, tout noter, même si l'arrêt du temps rend les choses difficiles ; et puis il ennuie tout le monde, avec ses discours. Enfin il y a Javier, l'étranger, celui que le village avait accueilli, qui ressasse son Espagne originelle, les franquistes et les anti-franquistes, et cette fille qu'il n'aura pas même eu le temps d'aimer puisque la guerre la fera mourir. Cinq, donc, il ne sont plus que cinq, à s'épier, à se défier, à se voler et se violenter, à se sourire en coin et se regarder en chien de faïence ; à prolonger l'esprit de la communauté, à s'imaginer que l'idée même de communauté a encore un sens. Car ces cinq-là n'ont plus guère qu'une chose en partage : leur acharnement à se cacher du monde. Le monde pourtant n'est pas loin, on finira bien par l'entendre tonner.  Alors c'en sera fini, c'en sera fini de tout.

En découvrant Dernière station, je me souviens m'être fait la réflexion que peu de textes contemporains atteignaient à une expression aussi pure de la sensation de délitement des choses et d'extinction d'un monde. J'avais en tête le livre culte de Maurice Pons, Les Saisons, lu peu de temps auparavant, et dont l'esprit de Dernière station n'est finalement pas si éloigné. Quoique le lyrisme ici soit beaucoup plus sec, travaillé comme en creux, porté par une écriture qui cache ses éclats comme pour mieux figurer que la vie ne vaut peut-être guère mieux qu'un os qu'on s'acharnerait à ronger. Dans Les Saisons subsistait l'espérance, vague et un peu sotte, de l'exode ; ici, il n'en reste pas même l'idée ; on ne songe guère à se sauver de ses racines, pas plus que de soi-même : on veut juste faire ce qu'il y a à faire, vivre ce qu'il y a à vivre, et mourir chez soi.

Tout éditeur soucieux de littérature aurait été honoré de publier ce petit joyau. Et si l'épilogue, très bref, a pu me sembler un peu maladroit, ou superflu, ce n'est rien. Ce n'est rien en regard de ce qui se joue dans cet obsédant récit d'une humanité qui, fût-ce dans le dénuement le plus complet et le délabrement le plus douloureux, n'en a jamais fini avec la chair et les passions. L'air de rien, sans avoir l'air d'y toucher, Ollivier Curel, étranger aux mimiques du temps et à la blancheur feinte de ces littératures qui se voudraient de psychologie ou de sentiment, a su toucher à quelque chose de grave et d'universel. D'où il est, et si tant est que puisse lui parvenir ce qu'on en dit sur Terre, j'ai pensé qu'il serait content de savoir que son oeuvre désormais existait dans le monde, et qu'elle méritait de recevoir un tel écho.

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10 octobre 2012

Willa Cather - Le pont d'Alexander

Cather-Alexander


D'
un mot je voudrais attirer l'attention sur la sortie ces tout prochains jours en France du premier roman de Willa Cather, Le pont d'Alexander ; paru en 1912, il n'y avait encore jamais été traduit.

De Willa Cather, prix Pulitzer 1923, et que William Faulkner admirait beaucoup, on a pu lire il y a peu, également aux Editions du Sonneur, le récit très vif, très spirituel, qu'elle avait consacré à sa rencontre avec la nièce de Flaubert. C'est ce même ton d'élégance et de pétulance que l'on retrouve dans ce premier roman, romantique en diable et non dénué de tonalités parfois très fitzgeraldiennes. Assez classiquement, il y est question d'un bel homme fortuné qui, quoique épris de sa femme, souffre les affres du déchirement après qu'il a retrouvé par hasard son grand amour de jeunesse, devenue comédienne à succès. Tout se passe donc sous les dorures, dans une atmosphère de sensualité discrète, entre Londres et New-York, représentations théâtrales et traversées des mers. N'allez pas pour autant vous figurer qu'il s'agit là d'un roman à l'eau de rose, nous en sommes bien loin. Il y a dans cette atmosphère post-victorienne quelque chose d'éminemment tenu, fragile, et pour tout dire assez dramatique. Par ailleurs, on est assez subjugué devant la maîtrise littéraire de Willa Cather (n'oublions pas qu'il s'agit d'un premier roman), qui excelle tout à la fois au jeu des descriptions, des portraits, et dans cette manière qu'elle a de tirer un fil rouge entre les pensées intimes des uns et des autres, et de dire la part d'irréductibilité de chacun dans un monde où la représentation sociale occupe une assez grande place. Tous ces personnages nous apparaissent finalement très seuls, mais, surtout, ils semblent à la fois chérir et redouter cette solitude. Ce sont, peut-être, des solitudes amoureuses, de celles qui n'ont besoin pour vivre et s'épanouir que de la présence de l'être aimé. Ce qui donne par contraste au jeu social brillant dont ils sont capables une charge lointainement mélancolique et, donc, souterrainement dramatique.

Le pont d'Alexander n'est assurément pas un roman révolutionnaire, et la littérature mondiale ne s'en est pas trouvée changée lors de sa parution. Mais il possède ce style, cette grâce et cette profondeur d'âme qui m'ont conduit à le lire d'une quasi traite, me ramenant, sans que j'y prenne gare, au souvenir de telle ou telle lecture d'adolescent, ou à mes émotions d'enfant lorsque je lisais, par exemple, la Comtesse de Ségur. Mais ce qui en fait la qualité, c'est que tout y est maîtrisé tout en étant passionné. Douée d'un regard très conscient, et même pénétrant, sur le monde alentour, Willa Cather fait montre en même temps d'un instinct qui, en effet, approche parfois quelque chose que l'on pourrait qualifier de sentimental : c'est aussi dans ce contraste-là que réside la beauté à la fois naïve et complète de ce très joli roman.

Willa Cather

 

Le pont d'Alexander, de Willa Cather - Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anne-Sylvie Homassel.

Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où je travaille comme éditeur, ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

 

 

Willa Cather (1873-1947)

 

 

25 mai 2012

Claude Aufaure lit Anaïs ou les Gravières

Image 4


Anaïs ou les Gravières
, ce dixième roman de Lionel-Edouard Martin que j'ai l'honneur de pouvoir publier pour le compte des éditions du Sonneur, poursuit son bonhomme de chemin et conquiert chaque jour de nouveaux lecteurs.

Parmi eux, l'un des plus grands : Claude AUFAURE, qui a donc tenu à témoigner de son bonheur de lecture. C'était hier soir, à la librairie Gallimard, à Paris. L'assemblée fut conquise ; on comprend pourquoi en visionnant ce court extrait.


Claude Aufaure lit "Anaïs ou les Gravières", de Lionel-Edouard Martin

24 avril 2012

Le Sonneur d'avril

Les éditions du Sonneur ayant pour (bonne) habitude de ne pas coller au rituel des rentrées littéraires à la française, les mois d'avril et mai constituent un moment important pour la maison et ses auteurs. Voici donc un aperçu des quatre ouvrages que Le Sonneur vient tout juste de publier.

Couverture Anais - 1re MOYENNE  Tabish Khair - A propos d'un thug  327111_10150481792401677_49503036676_9393727_1414826851_o  La nièce de Flaubert  Emile Zola - Comment on se marie

 

- L'on m'excusera peut-être de commencer en évoquant le 10ème roman de Lionel-Edouard Martin : Anaïs ou les Gravlères. C'est un bonheur, et un honneur, pour moi, que de pouvoir débuter mon activité dans l'édition en publiant ce texte-ci d'un écrivain que je lis depuis des années, sur lequel j'ai écrit quelques articles déjà (voir ici), et que je considère comme l'un de nos meilleurs auteurs contemporains. Anaïs ou les Gravières est un texte à tous égards hors norme, et d'ailleurs un peu à part, peut-être, dans l'oeuvre déjà abondante de Lionel-Edouard Martin - vingt livres en huit ans, rien de moins. Sans doute fallait-il un écrivain de cette trempe pour inventer quelque chose qui n'est pas loin d'être d'un genre encore innommé : fond et forme, Lionel-Edouard Martin montre qu'il était donc possible d'écrire une oeuvre au ressort policier sans jamais abdiquer son dessein poétique. D'une grande sensibilité et d'une écriture peut-être plus libre encore que ce à quoi l'auteur nous avait habitués, Anaïs ou les Gravières, avec ses personnages humbles, perdus au monde, à la parole rare et aux pensées dubitatives, apporte un éclairage un peu neuf sur une oeuvre qui, si elle est admirée par beaucoup, n'en demeure pas moins étrangement confidentielle.

   N.B. A lire aussi, l'entretien que Lionel-Edouard Martin m'avait accordé pour Le Magazine des Livres de janvier dernier (n° 34).

- Ce même 13 avril a paru également le nouveau roman de Tabish Khair, A propos d'un thug. Très remarqué lorsqu'il sortit en Angleterre en 2010, finaliste du très prestigieux Man Asian Literary Prize, voilà un roman surprenant, très composé, qui raconte la double et étrange histoire d'un descendant de la secte (cruelle) des Thugs, qui sévit en Inde des siècles durant, et d'une série de meurtres horribles dans le Londres moderne. Le vrai/faux prologue donne le ton de ce roman à tiroirs et en dit long sur l'esprit assez facétieux de l'auteur. Ce thriller d'un genre pour le moins original éclaire par ailleurs de belle manière la relation historique et psychologique entre Londres et le continent indien, dont les symboles sont ici manipulés sans la moindre concession aux poncifs ordinaires.

- En plus de redonner une actualité à un auteur que Faulkner tenait pour un des plus grands écrivains de son siècle (elle reçut d'ailleurs le prix Pulitzer en 1923 pour son roman L'un des nôtres), La nièce de Flaubert, de Willa Cather, est un texte aussi élégant qu'instructif. A l'été 1930, Willa Cather séjourne quelques jours en France, au Grand-Hôtel d'Aix-les-Bains, dans des conditions telles qu'on aurait aimé qu'un Visconti eût pu s'y intéresser. C'est là, donc, dans cet hôtel qui n'a "rien de chic, mais très confortable", qu'elle rencontre Caroline Franklin-Grout, qui n'est autre que la nièce (chérie) de Flaubert, d'ailleurs élevée par lui, et qui sera son exécutrice testamentaire. La nièce de Flaubert, préfacé et joliment traduit par Anne-Sylvie Homassel, est bien sûr le récit de cette rencontre et de leur amitié naissante, mais c'est bien plus que cela : portrait d'un temps, évocation d'une société cultivée, raffinée, légèrement à l'écart du monde, il est aussi l'occasion d'une réflexion au long cours sur la littérature et, en filigrane, un portrait très sensible de Gustave Flaubert - avec, en contrepoint, quelques développements plus dubitatifs sur Balzac. Willa Cather donne au passage une jolie leçon de style et d'esprit, rappelant "que les limites d'un artiste comptent pour autant que ses forces, qu'elles sont un atout manifeste et non pas une faiblesse, et que c'est l'alliage qui donne son goût à un créateur, sa personnalité, la chose qui fait que l'oreille reconnaît immédiatemment Flaubert, Stendhal, Mérimée, Thomas Hardy, Conrad, Brahms, César Franck." En nos temps assez binaires, voilà une réflexion que d'aucuns, éreinteurs professionnels et autres adeptes du bon mot définitif, trouveraient avantageusement à méditer. 

- Enfin, toujours dans la Petite collection du Sonneur, reparaît Comment on se marie, d'Emile Zola. Caustiques, très enlevées, ces quatre petites chroniques qui, en leur temps, n'ont donc pu être qualifiées de sociétales, montrent un Zola très pince-sans-rire, d'une modernité parfois féroce, et comme toujours très à l'affût des signifiants sociaux. La brève introduction qu'il donne à ces nouvelles se lit avec délectation, son amorce de théorisation du mariage ("Ainsi donc, l'amour théorique du XVIIe siècle, l'amour sensuel du XVIIIe, est devenu l'amour positif qu'on bâcle, comme un marché en Bourse"), drôle et assez fine, ne dissimulant rien de sa joyeuse cruauté. Plus abouti, plus enlevé que le précédent Comment on meurt : franchement, je ne pensais pas éprouver autant de plaisir à (re)lire Zola.

13 avril 2012

Entretien avec Lionel-Edouard Martin

A l'occasion de la parution de son 10ème roman, Anaïs ou les Gravières (aujourd'hui même, aux éditions du Sonneur), voici l'entretien que m'a accordé Lionel-Edouard Martin, tel qu'il parut dans Le Magazine des Livres n° 34 (février/avril 2012).

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LEM octobre 2011 5Styliste incomparable, auteur d’une œuvre romanesque et poétique à la fois classique et déroutante, résolument tournée vers la tradition et d’une liberté de forme et de ton où l’on entrevoit le meilleur de la modernité, Lionel-Édouard Martin peut se prévaloir, après une vingtaine d’ouvrages, de la fidélité d’un lectorat passionné qui, s’il grossit livre après livre, n’en reste pas moins constitué de happy few. Moyennant quoi, il est sans doute, de nos grands écrivains vivants, le plus méconnu.

Aussi, alors que les éditions du Vampire Actif (où parut déjà ce roman très beau et très singulier qu’est La Vieille au buisson de roses) viennent de publier un recueil de proses poétiques (Brueghel en mes domaines), ai-je voulu profiter de l’occasion pour le faire mieux connaître des lecteurs.

Je ne me souviens pas en vertu de quel détour ou aléa j’en suis arrivé à le lire, il y a de cela quelques années. Le fait est que j’ai commencé à en parler autour de moi, à offrir ses livres, à les recenser ici ou là, avant que la chance ne me soit donnée de le rencontrer. De cette première rencontre naquit une deuxième, laquelle en engendra d’autres, qui elles-mêmes aboutirent à l’envie de mêler nos pas. Ainsi, de lecteur à critique puis ami, j’ai dorénavant la chance de compter au nombre de ses éditeurs – Couverture Anais - 1re GRANDEau Sonneur, donc, où paraît le magistral Anaïs ou les Gravières. Je dis tout cela afin de lever toute ambiguïté quant au statut du texte qui suit, fruit d’un échange à bâtons rompus plutôt que classique entretien.

Du fait de sa réserve naturelle et d’une réticence à l’exposition, du fait aussi de la relative confidentialité où les grands médias littéraires le cantonnent, nous ne savions jusqu’alors que bien peu de chose de Lionel-Édouard Martin, de cette voix singulière et de cet esprit intempestif. Cela rend son propos ici plus précieux encore.

Entretien avec Lionel-Édouard Martin

Marc Villemain. Vous souvenez-vous, pas nécessairement de votre premier livre, ni même de vos premières lectures, mais de votre premier contact avec la chose écrite ?

Lionel-Édouard Martin. Un peu comme Charles Foster Kane, dans Citizen Kane, meurt avec à la bouche son fameux « Rosebud », peut-être passerai-je l’arme à gauche en murmurant dans mon ultime souffle « la pipe du papa de Pipo. » Cette phrase, mon premier contact avec la chose écrite ? Sans doute pas, j’avais dû, bien avant mes six ans, tâter du journal, déchiffrer vaille que vaille avec ma mère des enseignes d’épicerie, ânonner du papier d’emballage. Mais le véritable apprentissage de la lecture, il est passé, à l’école communale, par cette méthode syllabique où s’apprenait pas à pas la correspondance, complexe en français, des sons et des lettres. Il dut y en avoir bien d’autres avant – la découverte des voyelles, il me semble, avant celle des consonnes – mais encore aujourd’hui j’ai cette phrase qui « dans ma cervelle se promène / Ainsi qu’en son appartement », tel le chat de Baudelaire, et qui « Me remplit comme un vers nombreux. » C’est que, dans son principe, elle fonde ce que je crois être devenue mon écriture, à tout le moins mon écriture poétique : une scansion par les sonorités, une exploration des mondes possibles par les mots générés par les sons. Personne autour de moi ne s’appelait bien évidemment « Pipo », mon père ne fumait pas : cette espèce d’écholalie suggérait qu’il existait quelque part un Pipo dont le papa fumait la pipe, et dont je ne savais rien. C’était plonger dans un imaginaire d’autant plus fertile que, si j’ai bon souvenir, la phrase était illustrée de dessins : on nous montrait Pipo, on nous montrait son père, on nous montrait la pipe de ce dernier, et tout cela, parfaitement discontinu dans ses représentations graphiques, formait, uni par le langage, cette phrase où les « p » se déployaient comme autant de points de soutènement pour constituer ce pont, cette phrase presque octosyllabique, « la pipe du papa de Pipo », jetée comme une voûte sur l’espacement des êtres et des choses. De cette expérience, j’ai gardé cette conviction que la langue est ce qui relie, qu’elle est là pour mettre en rapports. Je n’ai certes pas le talent d’un Leiris pour tâcher de cerner au plus près toutes les implications de ce premier contact avec des éléments graphiques, mais j’ai la presque certitude qu’il a fondé mon engagement, très précoce, dans la littérature.

Marc Villemain. La langue est ce qui relie, dites-vous – question religieuse par étymologie, si ce n’est par excellence. Il n’est d’ailleurs pas un de vos romans qui ne fasse état de ce quasi impératif catégorique, pas un de vos personnages qui n’éprouve le besoin de se caractériser, de se singulariser par la langue : cette vision du monde requiert une diction du monde. Pourtant, ces personnages ne passent guère pour liants, ils sont plutôt bourrus, taiseux, peu ou prou asociaux. Ils se gardent d’une société qui les accable, en vertu peut-être d’une pudeur, d’une humilité, d’une éthique de l’effacement. Est-ce à dire qu’ils optent pour un lien détourné d’avec le monde ? que la langue leur permet de continuer à se sentir membres de la communauté des hommes sans avoir à en souffrir le commerce ?

Lionel-Édouard Martin. Mes personnages vivent en effet dans un autre monde que le nôtre – « le nôtre » au sens de celui d’aujourd’hui, j’aurais garde de nous inclure, vous et moi, dans ce collectif. D’une part, leurs histoires se déroulent assez souvent dans des époques antérieures où le « vivre ensemble » était peut-être plus facile ; d’autre part, quand leurs itinérances sont contemporaines, ils sont coupés, ou se sont volontairement coupés, d’un univers qui leur pèse et dans lequel ils ne se reconnaissent pas. C’est qu’ils sont tous, plutôt plus que moins, « conservateurs » – j’emploie le terme sans aucun dessein politique –, et qu’ils n’acceptent pas, ou qu’ils acceptent mal, les évolutions d’une société meurtrie par la modernité, voire par ce qu’on appelle « mondialisation », et dont les valeurs traditionnelles ont été battues en brèche. La plupart ont préféré se murer dans le silence et dans la solitude plutôt que d’affronter le fracas du monde et la foule qui le propage ; parce qu’aussi presque tous, si modestes soient-ils, se sentent investis d’une parole intérieure, essentielle, différente de celle du commun, et qui les marginalise pour les mener, sous des modalités diverses, à la littérature, soit qu’ils écrivent eux-mêmes, soit qu’ils confèrent à autrui la possibilité de transcrire littérairement leur destin – dans mes textes narratifs, il y a constamment, qui traîne, accroché à leurs basques, un écrivain dont ils sont les doubles et les métaphores. Cet écrivain, il s’exprime toujours à la première personne du singulier, au point qu’on pourrait assimiler, n’en déplaise à Proust, le narrateur à l’auteur : j’assume quant à moi pleinement cette identification, et je ne fais que consigner, en tant qu’auteur, ce que je ressens d’une société qui n’est plus celle de mon enfance et où je peine à trouver ma place. Ces propos – qu’on pourra juger pessimistes – n’ont toutefois rien de vraiment original : un Jean Clair, un Richard Millet, un Jack-Alain Léger pourraient aussi bien les tenir, comme les ont aussi tenus les romantiques de 1830 ou les pamphlétaires des années 1900.

DSC_0159Marc Villemain. Si vous prenez soin de prévenir que votre propos est « sans aucun dessein politique », vous n’en arrivez pas moins, non sans esprit de suite, à tancer la « modernité » et la « mondialisation », allant jusqu’à vous référer à une catégorie d’écrivains qui, même en usant d’un nuancier assez élastique, ont souvent donné une traduction explicitement politique à leur conservatisme. Mon intention n’est en aucun cas de vous acculer à une profession de foi d’un tel ordre, mais pensez-vous qu’il soit possible de se sentir aussi peu à l’aise dans son temps sans en tirer de conséquence politique ? Autrement dit : est-il possible, en littérature, de célébrer le passé sans charrier tout un panel d’attitudes ou de jugements politiques ?

Lionel-Édouard Martin. À dire vrai, je m’attendais à cette question – sans pour autant la souhaiter, le chemin risquant d’être d’autant plus ardu que j’éprouve une forte estime, dans leurs expressions littéraires, pour les auteurs cités. Conservatisme, oui, le maître-mot a été dit, mais sans doute convient-il de lui donner le sens que je lui prête. Permettez-moi, pour ce faire, de m’essayer à une pirouette : une des meilleures marques de rillettes qui soit, professant une honnêteté de recette « à l’ancienne », sans adjonction d’aucune matière étrangère à la brave race porcine, si ce n’est quelques épices, appuie son credo gastronomique sur ce slogan : « Nous n’avons pas les mêmes valeurs ». Cela revient à dire que le bon, voire l’excellent, relèverait d’autres temps où la fringale se régalait d’une authenticité de nos jours perdue, et frelatée par divers ingrédients dont la nécessité reste à prouver : une épaisse couche de graisse est un conservateur très efficace, et qui n’a rien d’artificiel. Que je me fasse bien comprendre au travers de cette image quelque peu tarabiscotée : je me sens, comme beaucoup d’autres, l’héritier d’une époque où, me semble-t-il, on ne nous faisait pas prendre des vessies pour des lanternes, et c’est cet héritage qui me garde l’œil ouvert et l’oreille attentive. Je vois, j’entends, je juge, avec mes valeurs, qu’il s’agisse d’expressions artistiques contemporaines ou d’évolutions de la société, et je me sens proche de ceux qui participent de ma vision des choses. Ces derniers, où sont-ils ? – puisque j’ai l’impression que vous m’attendez sur ce terrain : tantôt d’un bord, tantôt d’un autre, il n’y a rien d’absolu dans leur localisation. En ce qui me concerne, il ne serait pas inapproprié de parler d’éclectisme politique, d’où toutefois seraient exclues toutes formes d’extrémisme. Mais je n’ai garde, vous le savez, d’aborder dans mes livres ces questions sous l’angle d’un quelconque engagement de ma part, ne désirant pas empreindre mon esthétique de considérations polémiques qui, à mon sens, n’ont pas leur place dans des romans où c’est l’imaginaire qui doit primer.

Marc Villemain. Je confesse avoir été un peu fourbe, au moins facétieux, en vous entraînant sur un terrain disons plus social, voire politique, que celui auquel vous avez habitué vos lecteurs… Mais je ne pensais pas vous y voir entrer avec un tel entrain ! Comprenez que je ne m’intéresse pas tant à l’éventuelle traduction politique de votre écriture, en effet exempte d’une telle ambition, qu’à ses inévitables corollaires dans l’esprit du contemporain. Car l’ensemble de votre œuvre a quelque chose d’élégiaque : le temps que vous chantez est un temps mort, en tout cas moribond, et, sauf à considérer que la littérature n’aurait sur les esprits d’autres effets qu’abstraits ou esthétiques, on ne peut guère refermer vos livres sans qu’affleure une méditation sur ce que le monde perd en avançant (je ne dis pas en progressant), sur ce qu’il défait dans sa marche même. Je me demandais simplement si vous en aviez conscience, et jusqu’à quel point vous assumiez cette relative asocialité. Ce qui me conduit à interroger cet « imaginaire » que vous invoquez. Vos livres en effet sont de chair et de terre : on y éprouve les duretés de la vie et les injustices de l’existence, les caprices du corps, du vieillissement, du climat, on y souffre (toujours en silence), on y mange (beaucoup) et y boit (presque autant) dans une joie mêlée de solitude, on s’y émeut pour les vieilles pierres et le fragile immuable de la nature, on y commémore la terre ancestrale, celle des aïeux, celle du village ou de la petite communauté. Que pouvez-vous nous dire de cet imaginaire somme toute très tellurique, où ce que nous éprouvons surtout, c’est la densité d’une mémoire ? Bref : comment définiriez-vous l’imaginaire ?

Lionel-Édouard Martin. Je ferais d’abord un distinguo entre l’imaginaire et l’imagination. Si c’est, l’imagination, la capacité de créer des univers, des personnages, ex nihilo, sans la ressource d’un vécu personnel, alors je n’ai aucune imagination – ce que parfois je regrette, même si je doute qu’il y ait tant d’écrivains doués de cette faculté démiurgique : on puise pour écrire toujours un peu de soi-même, du moins me semble-t-il, sans doute à des degrés divers mais à des degrés bien réels. L’imaginaire, à mes yeux, relève d’une autre alchimie : c’est l’aptitude à susciter des souvenirs pour en tisser les fils, les combiner suivant des motifs dont la survenue m’échappe, mais qui ont trait sans doute à l’organisation neuronale de la mémoire. Une image surgit, tirée de je ne sais où, sollicitée par quel inconscient ? qui entraîne des mots qui entraînent des images et des mots, comme un fleuve se gonfle d’alluvions, et toute cette matière va se fondre dans un creuset de thèmes dont, vous avez raison, certains sont récurrents pour ne pas dire obsessionnels – vous les avez clairement identifiés. C’est peut-être cette façon d’en appeler à l’imaginaire, de le tramer, de le résoudre, qui rend aux yeux de mes lecteurs mon « œuvre » (permettez-moi les guillemets) si « cohérente » (de nouveau, oui, s’il vous plait), qu’il s’agisse de prose ou de poésie : on peut, pour les résumer, ramener ces constantes à une relation particulière de la langue au corps, puisque je n’établis guère de différence entre le plaisir des mots et le plaisir des chairs, la bouche étant sans doute, dans mes écrits, l’organe le plus (ré)actif, qu’il s’agisse de parler, de boire ou de manger – jamais d’aimer, vous l’aurez remarqué –, ces trois verbes se confondant, se fondant, dans un rapport charnel au monde, non exempt de volupté, même si mes personnages sont en effet des solitaires hantés par un mal-vivre ou un mal-être. Si tous, à leur manière, peuvent s’identifier à des jouisseurs, à des êtres de désir(s) quelle que soit la façon dont ils habitent leur univers, il n’est pas impossible qu’ils soient tous une projection de moi-même…

Marc Villemain. Je n’ai pas souvenir d’avoir croisé tant de jouisseurs dans vos livres. L’idée de jouissance induit aussi, je dis bien aussi, la recherche d’un plaisir ramassé sur lui-même, dont l’objet même serait d’être consommé, un plaisir pour ainsi dire « gratuit ». N’était la volupté sensuelle, beaucoup de vos personnages ont un mode de relation au vivant que je qualifierai assez aisément de rabelaisien. C’est vrai de leur rapport à la langue, celle qu’ils parlent et dont en effet ils donnent l’impression qu’ils la mâchonnent et la recrachent afin d’en éprouver le suc et d’en jauger les tanins ; et c’est vrai bien sûr de leur rapport aux nourritures terrestres, dont on pourrait presque dire qu’ils les investissent d’un caractère quasi sacré. Or, niché au cœur de leurs plaisirs, persiste un vieux fond de désespérance : si bien que leur plaisir ressemble parfois à un pis-aller. Aussi me suis-je souvent fait la remarque, en vous lisant, que quelque chose en eux se refusait à ce plaisir : qu’ils le prenaient, l’éprouvaient, éventuellement en jouissaient, mais qu’ils le faisaient sans se leurrer, sans se duper eux-mêmes : en s’en sentant vaguement, lointainement coupables. Arrêtez-moi si je me trompe…

LEM octobre 2011 4Lionel-Édouard Martin. Vous arrêter ? Certainement pas, vous dites mieux que je ne ferais, faute de distance critique, le ressenti de mes personnages. Permettez-moi toutefois de rebondir sur vos analyses : comme il y a, ou comme il y a eu, des gauchers contrariés, peut-être mes « êtres de mots » (j’aime bien les appeler de la sorte) sont-ils des « jouisseurs contrariés », de ces êtres qu’on n’a pas laissé jouir à leur guise et à leur aise de ce qu’ils aiment, au nom de je ne sais quelle nouvelle norme imposée par la société : aussi se sentent-ils gauches, maladroits dans leur vie, coupables (en effet) de leur a-normalité, au point de se révéler asociaux, de refuser de coexister avec leurs semblables. Ils fuient, chacun à leur manière, pour trouver refuge où ils subsisteront mieux. C’est le plus souvent loin du monde, dans une réclusion volontaire, à moins qu’ils ne s’engoncent dans un caractère bourru qui les rend peu perméables aux autres – c’est le cas du marquis de Cruid, dans La Vieille au buisson de roses ; d’autres fois, c’est en fin de compte la mort qu’ils iront habiter, comme Jeanlou dans Jeanlou dans l’arbre, ou comme l’Ernestine de Deuil à Chailly. Vous dites rabelaisiens ? Certains sans doute le sont, tel, dans Vers la Muette, Jean-Bernard Lhermite le bien nommé, ou Lucian, qui ne pensent guère qu’à faire ripaille, mais qui entretiennent avec les nourritures tant liquides que solides un rapport tout intellectuel, très codifié – un rapport de culture – bien loin de celui, plus immédiat, moins chichiteux, d’un Pantagruel ou d’un Gargantua : comme si boire et manger relevaient d’un écœurement si ces deux activités bien complémentaires ne respectaient le cérémonial de la table, et plus généralement ce que jadis on nommait politesse. Métaphore à lire, dans ces attitudes, d’une désespérance – vous n’avez pas tort – face à une société française en cours de déritualisation (alors qu’elle se caractérisait naguère encore par l’abondance de ses rites), où la vulgarité, le sans-gêne, prennent le pas sur l’attention portée à autrui ? Il n’est, au final, pourrait dire plus d’un de mes personnages, de plaisir que dans un certain raffinement, dans des façons d’être, dont la raréfaction contemporaine incite à l’échappée vers la thébaïde…

Marc Villemain. Précisément, j’allais relever chez vous ce que je nommerai, sans intention railleuse aucune, une sorte de ritualisme, à tout le moins un goût certain pour tout ce qui peut participer d’une forme de liturgie. Ce pourrait même être une marque symptomatique de vos personnages : leurs gestes, leurs actions, leurs intentions, sont toujours codifiés, soucieux d’honorer une appartenance, une affiliation, une transmission. Persiste dans le moindre recoin de leur existence une sorte de tentation de la gravité. Comme si chaque geste ou chaque parole les engageait. C’est d’ailleurs ce qui les rend si touchants, cet alliage d’émerveillement devant ce que la vie peut avoir de fragile ou de miraculeux, et de prescience de la vacuité de tout. Cette combinaison de gravité ontologique quasi spontanée et de relative nonchalance, voire d’apathie sociale, pourrait éclairer, en partie au moins, cette disposition au rituel, lequel permet d’enrober de sens nos moindres actions. Aussi, j’aimerais vous demander à quoi vous attribuez ce tropisme, à quelle origine, à quelle part de votre vie vous pourriez le rattacher.

Lionel-Édouard Martin. Vous avouerai-je que j’espérais que vous en viendriez à cette question ? – je vous ai certes un peu tendu la perche, mais je suis heureux que vous la saisissiez. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle me paraît fondamentale – la question, pas la perche ! – pour tâcher de comprendre dans quel contexte ontologique, pour reprendre votre terme, j’écris, ou tâche d’écrire. Même si j’ai beaucoup bourlingué dans ma vie – mais pas autant que le cher Cendrars… –, je crois être, fondamentalement, viscéralement un provincial, comme ont pu l’être à leur manière un Mauriac ou un Giono, un provincial ancré dans sa terre, dans une ruralité qui de nos jours n’existe plus, balayée par le remembrement et l’agriculture intensive. Je suis né dans un « pays » très pauvre – il faut lire les descriptions géographiques et touristiques de Montmorillonnais du XIXe siècle, qui en font un désert couvert de brandes impénétrables où paissent au mieux quelques moutons. Dans un tel contexte, on n’a guère d’histoire, les envahisseurs passent – quand ils passent – en se gardant bien, pas folle la guêpe !, de s’arrêter. C’est ainsi qu’on devient, en 1956, usufruitier d’un patrimoine inaltéré, ou presque, sur lequel le temps n’a guère eu de prise. J’ai vécu toute mon enfance comme on devait vivre autour de l’an mil – quelques automobiles, bien sûr, dans le panorama, pour prendre le pas sur les attelages, mais j’ai connu les chars à bancs, à défaut des calèches, et les chevaux tirant l’araire dans les labours. Cette existence était, comme elle l’était au Moyen Âge, scandée par des rites païens autant que catholiques – des fêtes, des foires, des assemblées –, par une gestuelle de haute antiquité – on en trouve l’illustration dans les miniatures des Très Riches Heures du duc de Berry qui datent de 1410. C’était ainsi de toute éternité, il n’y avait pas lieu d’y rien changer. Les années 1960, 1970 sont venues bouleverser, à tort ou à raison, cet ordre invétéré où tout s’accomplissait suivant une routine fermement établie, mais j’ai vécu toute mon enfance, j’y insiste, dans cette continuité des âges qui rythmait les jours, les semaines, les mois et les saisons, où le dimanche on allait à la messe – à celle d’avant Vatican II – moins pour la messe elle-même que peut-être pour le faste qui l’entourait, balancements d’encensoirs, grandes orgues, flopées d’enfants de chœur en aube et de séminaristes. La messe en latin, langue de rituels s’il en est, où je m’égosillais parfois – mon arrière-grand-tante était choriste, et je l’accompagnais à la tribune pour piailler avec elle de ces chants auxquels personne ne comprenait rien sans doute, ou pas grand-chose, mais qui, venus du fond des siècles, travaillaient en profondeur cet imaginaire dont je vous ai parlé, et qui le travaillent encore aujourd’hui. Sans compter tout le reste, les travaux des champs, en particulier, où les paumes s’engageaient dans des techniques vieilles comme le monde, où les corps épousaient des attitudes immémoriales, où tout était conservé, et comme sacralisé par ce conservatisme. Ce sont là, je crois, les origines de ce tropisme que vous évoquez, dont je suis bien incapable actuellement de me défaire – et dont possiblement je ne souhaite pas non plus me défaire.

Marc Villemain. Vous mêlez dans votre littérature une mémoire propre, intime, celle de ce Haut-Poitou qui vous a vu grandir, celle de vos communautés d’appartenance, et celle, finalement, d’un humain sans âge, immémorial, un humain, si j’ose dire, prototypique. Ce qui, en effet, vous accointe à l’humanisme, au souci conjoint d’honorer la part immuable de l’homme et de saluer son irréductible particularité. De là sans doute découle que vous vous acharniez à dépeindre des mondes, si ce n’est perdus, du moins oubliés. Vous parapheriez, sans déplaisir je pense, ce mot d’André Blanchard : « Si se souvenir n’est pas souffrir, n’écrivez pas. Il y a la vie pour ça. » Sur un plan strictement littéraire, toutefois, et alors que vous avez écrit déjà une vingtaine de livres, vous arrive-t-il d’éprouver le besoin, l’envie, la curiosité, de lâcher un peu de lest ? de laisser au passé le soin de rejoindre l’histoire ? d’aller chercher ailleurs qu’en votre mémoire l’occasion ou le ferment d’une autre littérature ? Je le dis sans spécialement l’attendre ou l’espérer, mais en m’interrogeant sur ce que pourrait être l’œuvre à venir de Lionel-Édouard Martin : poursuivra-t-elle, par principe ou nécessité, ce travail d’excavation, de ressassement de la mémoire intime, ou prendra-t-elle la clé des champs, s’aventurera-t-elle sur des terres qui vous seraient moins familières, moins familiales, sur des terrains de jeux autres que ceux de votre enfance… ?

Lionel-Édouard Martin. Jacques Josse, dans un article qu’il a bien voulu consacrer à mon Dire migrateur, écrit en substance que si mes romans sont ancrés dans mon terrain natal, ma poésie vogue le plus souvent sous d’autres cieux : rien sans doute n’est plus vrai – même si quelques-uns de mes textes narratifs – Corps de pierre, Vers la Muette, sans parler bien sûr du Tremblement – mènent aussi le lecteur au Brésil et dans cette Caraïbe insulaire où j’ai pris mes quartiers depuis une grosse dizaine d’années. On pourrait s’interroger sur cette partition géographique – et j’ajouterai historique – des genres auxquels je me prête, et j’ai peut-être une piste : le poème, du fait de sa relative brièveté, n’a pas lieu de susciter autant que le roman cet imaginaire que j’ai tenté de définir plus haut – même si, d’évidence, il obéit aux mêmes principes d’écriture, fondés sur la dynamique de la scansion ; mais, le plus fréquemment, le poème s’arc-boute sur la chose vue, rencontrée, dans un mouvement de l’œil qui la saisit dans son instant, dans l’émotion du moment présent : ce qui compte alors, c’est le lieu, c’est le temps de la vision, de la captation sensorielle dont les mots vont jaillir : or je vis dix mois sur douze en Caraïbe, loin de ces lieux d’enfance où je ne retourne guère qu’en été. Dès lors : oui, cette (ré)partition s’explique et prend du sens

Maintenant : m’est-il possible de m’appuyer sur mon environnement actuel pour écrire non plus des poèmes mais des textes narratifs ? Comme je l’ai dit ci-dessus, je l’ai fait dans certains de mes romans, mais toujours, au final, dans le souci de relier par le langage mes deux mondes, l’ancien et le nouveau, de les abouter vaille que vaille par l’entremise d’un narrateur ressortissant aux deux rives, et dans un esprit de continuité spatio-temporelle. Dire, alors, « il », moi l’îlien, pour couper le cordon ombilical ? Mais suis-je assez étranglé, pendu, pour vouloir le faire ? Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui j’ai l’impression d’être parvenu au bout d’un système – le mien –, et qu’il me faut me renouveler sous peine de ne plus écrire. Aller vers quoi ? Peut-être des textes plus réflexifs, plus en prise avec notre époque, des sortes d’essais poétiques ou un journal au jour le jour – dont mon Brueghel en mes domaines pourrait bien se révéler la première déclinaison (rosa, rosa, rosam…).

Marc Villemain. Ce qui nous ramène à votre écriture, à votre style. Lequel parvient à résoudre une équation qui n’est pas loin, pour un écrivain, de représenter le Graal (j’en sais quelque chose.) Je m’explique. Par bien des aspects, l’on pourrait vous apparenter à un « classique. »  Votre écriture, très tenue, poncée, dont le moindre détail est poli, d’un lustre que l’on dirait presque maniaque, atteste un sérieux digne de la grande littérature, sans même parler, si vous me passez cette allitération, d’un luxuriant lexique, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il prend l’air du temps à rebrousse-poil. Qui plus est, vous êtes latiniste, ce qui ne gâche rien. Pourtant, il suffit de vous lire sur quelques lignes pour observer combien cette écriture se règle aussi sur une énergie très mobile, une syntaxe et une ponctuation rétives à toute linéarité, pour ne pas dire allergiques à un certain impératif de lisibilité, votre phrasé engageant un rythme interne qui pourrait évoquer le contretemps tel qu’on le pratique dans le jazz – je songe là un jazz écorché, accidenté, en partie imprévisible, à l’image d’un chorus de Coltrane, du jeu très ponctué d’un Ahmad Jamal ou, plus proche de nous, d’un Portal. Bref, pour le dire d’un mot, votre classicisme est travaillé, taraudé, sali par une construction bien plus moderne qu’il n’y paraît. Ce n’est pas par hasard que j’évoquais Rabelais, dont vous me semblez aussi être un lointain héritier – et j’ignore, disant cela, si la chose vous agrée. Pas seulement parce qu’on ripaille dans vos textes, et goulûment, c’est bien la moindre des choses, mais parce que, comme lui, vous mêlez, dans un même mouvement, l’érudition et le parler populaire, la révérence aux anciens et le plaisir potache au dialecte et à l’argot, enfin bien sûr parce que vous nous ramenez sans cesse à quelque chose d’organique.

Lionel-Édouard Martin. Classique ? Encore faudrait-il s’entendre sur le terme, qui se réfère à la petite bande du XVIIe – vous savez ? « la Corneille, perchée sur la Racine de La Bruyère, Boileau de la Fontaine Molière » – aussi bien qu’à son esthétique en rupture de baroque, et à l’accord des préceptes stylistiques de Malherbe. On a été sévère avec ce vieux bonhomme, au motif qu’il a voulu dégasconniser la langue française, la débarrasser de toutes les turbulences dialectales du XVIe siècle, et sans doute peut-on lui en vouloir, oui, de ces excès tracassant le lexique. Mais c’est oublier ses autres exigences, qui touchent à la musicalité du vers et de la phrase (entre autres la condamnation de l’hiatus et des cacophonies, l’interdiction dans la prose des structures rythmiques du vers) – qui concernent le dressage, donc, de l’oreille. Si mon écriture est « classique » pour partie, c’est bien, me semble-t-il et en toute humilité, parce qu’elle s’efforce d’appliquer ces règles d’harmonie qui sont de mise dans toutes les grandes œuvres françaises et qui traversent, jusqu’à une époque récente, le style de tous nos « meilleurs » écrivains – on ne lit plus guère (et on a bien tort car c’est un livre magistral), Le Travail du style, d’Antoine Albalat, qui le montre avec pertinence. Il y a donc ce parti pris, que je développe, à rebours de nombre de nos contemporains, dans des phrases plutôt longues, qui ne vont pas sans faire achopper le lecteur, vous avez raison – mais ce serait trop facile, aussi bien, de le faire gambader sur de la cendrée : le cross country se révèle plus spectaculaire et sollicite les muscles plus hasardeusement qu’une course bien lisse, bien nette, sur du plat. Si j’aime le propre du classicisme, j’aime aussi la boue soudaine, moi, la flaque intruse, l’obstacle imprévu, le mélange des genres – la salissure, oui, déboulant sur la page candide, l’inopinée maculation : ce qu’on appelle le burlesque, cet avatar littéraire du baroque, qui prend à contretemps l’attendu, qui botte en touche quand on se figure le voir tirer au but. À mon sens, l’agrément d’un style, c’est l’inouï, la surprise, qui stoppe la marche pépère, méduse l’œil, l’oreille, à un moment de leur parcours : en musique, l’appogiature, cette note fortement accentuée qui appuie, dissonante, narquoise, sur la tête de l’accord dont elle retarde l’émergence convenue, produisant un effet de syncope – comme si on était, d’un coup, à côté du rythme, comme si, d’un coup, le rythme suffoquait (ce rythme marqué, en écriture, par la ponctuation, qui joue, vous avez raison, dans ma prose un assez grand rôle en lui imposant une scansion particulière). Vous faites référence au jazz ; c’est une référence très à propos, même si je n’en écoute, à tort probablement, plus guère aujourd’hui : mais je me sens proche, sans vouloir pour autant les imiter, des écrivains qui s’en réclament, de Céline, de Christian Gailly, de Jean-Marie Dallet, d’Aziz Chouaki (dans son théâtre) – beaucoup plus proche de ces écharpilleurs de rythme que de ces auteurs à la prose sans relief, englués dans la seule narration quand à mes yeux – et à mes oreilles – la littérature, c’est une affaire, avant tout, de style, c'est-à-dire, pour en donner ma propre définition, d’irruptions de brisures dans une continuité.

Marc Villemain. Ce qui achève, n’est-ce pas, de vous installer dans le camp des classiques… Mais venons-en maintenant, si vous l’acceptez, à des considérations plus immédiates. Ceux qui vous croisent emportent avec eux une image de vous, pardonnez-moi l’expression, un peu vieille France. Je veux dire par là que ne sera guère surpris de vous rencontrer celui qui vous lit : en sus de vos inclinations littéraires et artistiques, vous avez les manières de vos personnages – une certaine façon de vivre à côté du temps, une certaine désuétude narquoise, ce même goût du travail bien fait, cette expression tout à la fois érudite et joviale, cette réserve aussi. Et pourtant. La réalité est aussi, vous l’avez rappelé, que vous avez voyagé, bourlingué, que le terroir, s’il est l’humus où s’irrigue votre œuvre, relève plus d’une mémoire sensorielle et spirituelle que d’une fréquentation quotidienne, enfin que, si vous connaissez le latin d’église, vous n’en êtes pas moins pratiquant de l’ultra-moderne solitude, comme dirait l’autre, je veux parler de l’Internet littéraire ou des réseaux sociaux de type Facebook. Il ne s’agit pas ici de discuter les commodités de la chose, les possibilités qu’elle offre à un écrivain (mais aussi à un éditeur, à un libraire, à tout autre acteur) de diffuser ses travaux ou de se faire connaître, mais d’en profiter pour interroger le fonctionnement, les us et coutumes, l’évolution du milieu littéraire. Tout cela constitue-t-il, selon vous et pour aller vite, un simple outil (de type promotionnel, par exemple), ou pensez-vous que s’y redéfinit l’antique répartition des forces, ou a contrario que de nouveaux académismes pourraient s’y faire jour et supplanter les anciens, bref que s’y élabore aussi, nolens volens, un certain avenir pour la critique, l’édition, la culture littéraire ?

Lionel-Édouard Martin. Moi, vieille France ? Allons donc, il m’arrive, l’été, de tomber le blazer et de porter des polos col déboutonné – c’est dire ! Et je vous certifie que je ne roule pas en Juvaquatre décapotable, comme le marquis de Cruid dans la Vieille au buisson de roses, vous confessant toutefois que je rêve depuis toujours de conduire une Traction avant – mon côté chef de gang, mettons. Mais rangeons-nous des voitures, puisque vous voulez me faire parler des TIC et spécifiquement de l’Internet. De ce dernier, j’ai l’usage de tout un chacun, banal, auquel s’ajoutent ceux des écrivains dont nous sommes, vous et moi, comme pas mal d’autres. Instrument de promotion, bien entendu – même si je laisse à mes éditeurs, pudiquement, le soin de ce travail : j’y répugne, je ne sais pas faire, j’ai l’impression d’embêter les autres comme on m’embête à m’appeler au téléphone dans l’alléchant dessein de me vendre des fenêtres à double vitrage ou des contrats d’assurance-vie. Et ils y réussissent, mes éditeurs – je pense en particulier à Tarabuste, à Soc & Foc, au Vampire Actif –, et à bon compte, commercialisant directement leurs titres, sans intermédiaire, et en retirant de suffisants profits ; ce qui leur permet de procéder à de tout petits tirages, mais fortement rémunérateurs, et de disposer d’assez de capitaux pour publier, non pas ce qui se vend beaucoup, mais ce qui leur plaît et qui relève de leur niveau d’exigence. C’est un point nodal, j’en suis convaincu : de même que l’avenir d’une certaine agriculture, extensive et de qualité, respectueuse du consommateur, passera par la vente en direct de sa production, de même l’avenir de la littérature, d’une certaine littérature, artisanale, longue en bouche, de haute graisse, passera-t-elle par les mêmes circuits de distribution que l’Internet favorise grandement.

Là, je parle des livres de papier, fleurant bon la cellulose, pesant leur poids de Centaure Ivoire ou d’Olin Smooth. Le livre électronique (tel que l’édite et le promeut publie.net, par exemple) relève quant à lui d’un tout autre sujet, puisqu’il touche au concept-même du livre, appelé à développer d’autres formes que celles actuelles, par le tissage de liens, de renvois à des sites, qui rendront peut-être un jour caduque la description – c’était, dès 1928, peu ou prou le projet de Nadja, par le recours à la photographie ; cela au profit d’autres choses encore à définir, qui, probablement, relativiseront la notion d’auteur en agrégeant à l’écrivain principal d’autres créateurs – en constituant des galaxies d’écriture, en aménageant des espaces de collaboration. Dans cet avenir tel que je le considère, la critique, quelle que soit la nature, réelle ou virtuelle, des livres recensés, jouera comme aujourd’hui le rôle déterminant du prescripteur, auquel s’ajoutera celui, de nos jours presque inexistant dans la presse « papier », dévolu au bouche à oreille et à l’interactivité.

Tout cela – édition, diffusion, critique… – me persuade que l’on avance à grands pas vers l’établissement de communautés littéraires d’un genre nouveau. Faut-il s’en plaindre ? Je pourrais mitiger ma réponse, du froid, du chaud, du oui, du non ; mais le système actuel a suffisamment dégradé, me semble-t-il, la littérature pour qu’on ne puisse espérer qu’en retirer du mieux.

Marc Villemain. Permettez que je termine sur une note un peu plus personnelle, libre à vous de la commenter : un soir que nous dînions, vous avez eu un mot pour regretter qu’aucun critique n’ait jamais relevé que vous, « enfant de Marie », étiez aussi un « écrivain catholique. »

Lionel-Édouard Martin. Quelle belle mule du pape vous faites ! Quelle mémoire, et quelle adresse à décocher le coup de pied traître ! – Il est vrai que, sauf respect, nous sommes, vous et moi, deux baudets du Poitou… Un « enfant de Marie », c’est un enfant qui, pour diverses raisons, a été consacré à la Vierge. Je l’ai été dès mes deux ans – et je le suis toujours, n’ayant pas abjuré : une vilaine primo-infection qui m’avait pris les poumons – « le poumon, le poumon, vous dis-je ! », possiblement à jouer parmi les crachats d’un vieux tuberculeux de nos voisins, c’est du moins ce qu’on suppose dans la mémoire de ma famille. Médecins, spécialistes de tout poil, bien sûr, appelés à mon chevet ; mais deux précautions valant mieux qu’une, un recours à la protection mariale ne risquait pas de nuire à mon rétablissement. Donc : consécration à la mère de Jésus, laquelle, dans ma sous-préfecture d’enfance, a censément accompli quelques jolis miracles, levant en particulier les crues de la Gartempe, notre cours d’eau local aussi capricieux que les biquettes de ma grand-mère. Intercession divine ? Efficacité du traitement ? Toujours est-il que je m’en suis sorti – sans doute pour avoir le plaisir, aujourd’hui, de gentiment converser avec vous…

« Écrivain catholique », me demandez-vous ? Cela mérite une mise au point, et j’ai peut-être été rapide, le bourgogne aidant lors de ce fameux dîner – et fameux –, dans la formulation de ma pensée. Dans aucun de mes livres je n’ai fait l’apologie de la religion, ni même n’en ai développé les aspects sous forme de théorie : sans doute n’en éprouvé-je pas la nécessité, eu égard à l’économie de mes « romans » (appelons-les comme ça),  même si je ne répugnerais pas à le faire, quitte à ce que les « bien pensants » crient haro sur le… baudet et à marginaliser encore un peu plus la vieille bête. Toutefois : mes textes sont imprégnés de ce que j’appelle la « mythologie christique », de références aux épisodes à mes yeux les plus saillants et les plus poignants des Évangiles, tels que celui de la Pentecôte – c’est très évident dans La Vieille au buisson de roses, dont une des scènes principales est directement inspirée par l’avènement du « don des langues » –, tel que celui du chemin de croix, tel que celui de la résurrection. Maintenant, je vous sens titillé par la question du « pourquoi ? » – à moins que ne me trompe ? Non ? Je m’en doutais bien ! Comme je vous l’ai dit plus haut, mon enfance a été corsetée par une éducation catholique – assez lâche, malgré tout, et tempérée dans ses resserrements par l’agnosticisme goguenard de mes deux grands-pères. Du côté de mes « femmes » – j’ai vécu toute ma prime jeunesse entouré de femmes, ma mère, mon arrière-grand-tante, ma grand-mère maternelle, une de mes tantes… –, il en allait différemment, et à demeurer dans leurs jupons – vous pensez, un enfant maladif et malade ! –, je me suis empreint de leur foi souvent naïve et de ces rituels évoqués ci-dessus – qui m’ont, dans leur magnificence, profondément marqué. Ceci – je dis : cette imprégnation lyrique de la chose religieuse – sans doute explique cela. Il paraît qu’ « on ne guérit pas de son enfance » : à cette aune, je dois être un souffreteux, un valétudinaire-né, traînant mon infirmité congénitale jusque dans mon âge adulte… Mais rassurez-vous, si jamais vous vous inquiétez : je me porte comme un charme, et la maladie qui m’affecte est cette « maladie d’amour » dont on sait, quoi que l’on pense de la chansonnette, qu’« elle court dans le cœur des enfants de sept à soixante-dix-sept ans. » Simplement, j’ai commencé plus jeune, comme enfant de Marie – et voilà bouclée la boucle…

Couverture Anais - 1re MOYENNE

Couverture Brueghel

Couverture_la-vieille

 

 

 

 

 

 

24 janvier 2012

Le Magazine des Livres, n° 34 - Janvier/février 2012

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Autant vous le dire, je suis tout spécialement attaché au trente-quatrième numéro du Magazine des Livres, qui paraît aujourd'hui.

- Tout d'abord, je m'y entretiens longuement avec Lionel-Edouard Martin, alors que son nouveau roman, Anaïs ou les Gravières, dont j'ai donc l'honneur d'être l'éditeur, paraît le 14 avril prochain aux éditions du Sonneur. Ceux qui me lisent savent l'admiration que je porte à son oeuvre, et, ce faisant, peuvent imaginer la joie que j'ai de pouvoir contribuer à faire connaître cet écrivain encore si méconnu. Si Lionel-Edouard Martin parle avec la pudeur et l'humour qu'on lui connaît, la conversation très libre que lui et moi avons eue donne une idée assez complète, et en vérité assez inédite, de son rapport au monde et à l'écriture.

- Ensuite, je suis très heureux que Carte blanche ait été donnée à Valérie Millet, fondatrice et directrice des éditions du Sonneur - où j'officie donc depuis quelques mois. Revenant sur la création de cette maison il y a un peu plus de six ans, elle revient, dans un article intitulé Ceux qui passent, ce qui passe, sur un certain nombre d'idées reçues, et interroge utilement quelques-uns des poncifs de la modernité éditoriale. Du Sonneur, j'aurai naturellement bien des occasions de reparler sur ce blog.

Les lecteurs trouveront enfin mes recensions des ouvrages de Tibor Déry (Derrière le mur de briques, éditions de La Dernière Goutte), de Joseph Vebret (Menteries, éditions Jean Picollec), et de Fabrice Lardreau (Un certain Pétrovitch, éditions Léo Scheer).

Je vous laisse découvrir ici le reste du sommaire, particulièrement riche.

8 décembre 2011

Francis Carco - Rien qu'une femme

Francis Carco - Rien qu'une femme
C'est à un nom bien oublié que les Éditions du Sonneur tentent aujourd'hui de redonner un peu d'actualité. On ne compte plus, pourtant, ses innombrables romans, recueils de poésies, pièces de théâtres ou chansons - dont certaines eurent pour interprètes pas moins que Fréhel ou Edith Piaf. Sa trajectoire lui fit croiser les pas d'Apollinaire, de Raymond Dorgelès, Paul Bourget, Jean Paulhan, de tant d'autres encore, et de bien des peintres (Vlaminck, Valadon, Derain...). Enfin, Colette, à laquelle le lia une profonde amitié. Il recevra le Grand Prix de l'Académie Française pour son roman L'homme traqué, avant d'intégrer l'académie Goncourt, deux ans avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale.

L'existence de Francis Carco, puisque c'est de lui qu'il s'agit, fut pourtant moins linéaire et tranquille que ne pourraient le laisser croire ces quelques allusions biographiques. Ballotté au gré des mutations d'un père autoritaire et violent, le jeune Carco n'aura guère eu de domicile fixe avant longtemps. Parti vers ses dix ans de Nouméa, où il naquit en 1886, il aura aussi bien vécu à Châtillon-sur-Seine qu'à Villefranche-de-Rouergue, Nice, Agen, Lyon ou Grenoble - sans parler de Montmartre, où il connut la bohème et arpenta le Lapin Agile de la grande époque. Les bas-fonds n'avaient guère de mystère pour lui, et il n'est certainement pas abusif de considérer que toute son oeuvre en témoigne.

Un personnage, donc, qui pourrait avoir tous les traits de son époque, n'était une sensibilité que l'autoritarisme paternel contribua, et pas que peu, à écorcher. La poésie, très tôt, lui fut d'un incontestable secours, mais l'ensemble de son oeuvre romanesque en porte les traces - ou les stigmates. Y compris, donc, ce roman-ci, Rien qu'une femme, où il est question d'un jeune adolescent qui vit avec sa mère depuis que son père prit la tangente avant même qu'il soit en âge de s'en apercevoir. Mère qui, au demeurant, ne semble nullement chercher à consoler, pas même à compenser, la solitude affective de son fils. Toujours est-il que c'est dans l'hôtel dont elle est la "Patronne" et dans les bras de Mariette, une domestique, qu'il apprendra les rudiments de l'amour, et (davantage encore peut-être), du plaisir sexuel. Car sous ses apparences de parfaite correction littéraire, et dans une langue qui, si elle n'a rien d'exceptionnel, n'en est pas moins rigoureuse et toujours très soignée, Rien qu'une femme n'hésite pas à éplucher la toute-puissance de l'élan sexuel et à faire la lumière sur des pans à tout le moins ombrageux de la psyché d'un jeune homme naïf et tourmenté. Ce fut d'ailleurs une des ambitions (et le plaisir ?) de Francis Carco que de donner à lire des livres qui, sous une apparence convenable, sonnaient gaillardement la charge contre les morales dominantes de son temps. Cela donne un livre assez touchant, où d'implacables considérations sociales viennent s'ajouter aux affres de la détresse intime. Tout cela a un peu vieilli, c'est sûr, et la rumination sentimentale tombe parfois dans un ressassement un peu édifiant. Il n'empêche. Pour peu que l'on soit curieux de l'esprit qui prévalait alors, pour peu aussi que l'on veuille bien entendre ce qui conduisit Francis Carco à sans cesse tourner autour de ces questions parfois scabreuses (la place et la fonction, ici, notamment, de la violence dans l'amour), ce roman laisse traîner un charme qui ne manque ni de soufre, ni de tenue, ni d'authenticité.

Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

24 novembre 2011

Novembre au Sonneur, Elsa Triolet à Tahiti

Elsa Triolet - A Tahiti


L
es éditions du Sonneur publient ce mois-ci un document intéressant : le premier livre d'Elsa Triolet, publié en russe en 1924, qui fit suite à son séjour à Tahiti entre 1919 et 1920. Elsa Triolet a-t-elle à l'esprit d'entreprendre une oeuvre, cultive-t-elle seulement le souci d'être écrivain, je ne saurai le dire ; toujours est-il que, dans sa dédicace à André Triolet, son premier mari dont elle conserva le patronyme, elle considère ce texte comme appartenant à "l'enfance de son écriture." L'expression est d'autant plus appropriée qu'émane parfois de la parole de cette encore jeune femme quelque chose d'en effet un peu ingénu, presque candide. Cela ne serait que cela, pourtant, une sorte de journal de voyage joliment troussé, fin, spirituel, s'il n'était teinté d'un ordre bien différent, éminemment littéraire, anxieux, toujours troublant, d'où appert une étonnante et singulière maturité.

Le séjour d'Elsa et André Triolet à Tahiti a quelque chose d'une évasion, comme le suggère Marie-Thérèse Eychart dans sa très juste préface : André, officier à la mission française de Moscou, fuit les lendemains du carnage de 14/18, Elsa fuit la déconvenue d'une impossible relation avec Maïakovski, qui, donc, lui préfèrera sa soeur, Lily Brick. Tahiti est loin alors d'être une île paradisiaque - ce que d'ailleurs elle n'est toujours pas, taraudée par une assez grande misère, mais le tourisme s'y est depuis installé, quand à l'époque on ne pouvait guère espérer s'y rendre en moins de six semaines. Elsa Triolet consigne dans ce livre ses impressions quotidiennes, empreintes d'un mélange de sensibilité naturaliste, d'étonnements ethnologiques, de lassitude et de dépression. Ses observations sont d'une minutie très étonnante, au point que, par moments, je dois bien avouer m'y être un peu ennuyé. Pourtant, l'on conserve de cette lecture une drôle d'impression : outre que son écriture y est très grâcieuse, voire très féminine (et qu'on me fasse grâce d'une définition de l'écriture féminine...), outre aussi que le propos est d'une intelligence que j'ai souvent trouvée remarquable, il émane de ce livre un parfum assez indéfinissable, fruit sans doute d'une complexion que l'on dirait presque, parfois, aristocratique, d'une incessante curiosité pour tout ce qui l'entoure, mais peut-être davantage encore parce que l'on sent poindre, page après page, un sentiment croissant de déconfiture, de fatigue, de danger, qui fait entendre un authentique mal du pays : Elsa souffre de solitude, elle souffre du climat, elle s'ennuie de la Russie, de l'Europe - et d'expliquer "comment ce pays vous engourdit, vous étouffe : cela est tout aussi insupportablement sucré, inévitable et pénible. (...). ... Et bientôt il n'y aura, et aujourd'hui et demain et toujours, plus rien que la mer qui nous garde, l'anneau de corail qui nous enserre, la verdure muette et humide, l'éclat des fleurs, les Maoris majestueux, le soleil qui se lève et se couche, et la nuit brillante et étouffante comme le jour."

Elsa Triolet semble éprouver une certaine fragilité à la vie, elle se livre finalement moins à l'existence qu'elle ne la questionne ; elle ne cherche pas son identité, mais au moins sa place, au moins une manière d'être et de vivre qui lui soit plus conforme. Elle a, à Tahiti, une vie sociale assez dense, mais on distingue assez bien, entre les lignes, ce qui nourrit son malaise, son esseulement, cette sensation, probablement, de se sentir étrangère, y compris à elle-même : une certaine manière de décrire les scènes de la vie quotidienne, d'évoquer les mille détails de la vie matérielle, de dépeindre les soirées chez les notables blancs. Soirées pour lesquelles elle s'apprête et enfile ses chaussures à hauts talons, avant de regarder ce petit monde s'ébrouer, de contempler les femmes danser et les hommes faire leur cour, de consigner les ragots (dieu sait s'il y en a), de décrypter le tempérament, les habitudes, les traits particuliers aux insulaires. On se laisse aller à cette lecture avec empathie et langueur, surpris par l'acuité de cette jeune femme douée d'une très grand sens de l'observation, et de toute évidence déjà prête à bien des horizons poétiques.

Traduit du russe par Elsa Triolet elle-même - Préface de Marie-Thérèse Eychart

Travaillant comme éditeur aux Éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages
émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

21 octobre 2011

Jean-Marie Dallet - Encre de guerre

Jean-Marie Dallet - Encre de guerre
A
près avoir découvert l'admirable Au-delà du tropique, je voudrais à nouveau attirer l'attention sur Jean-Marie Dallet, écrivain dont je ne suis pas loin de penser qu'il est, décidément, assez exceptionnel.

Encre de guerre, qui date d'il y a un peu plus de trois ans, est du même tonneau, je veux dire de la même excellence. D'un abord plus direct, d'une composition plus immédiate, ce roman à l'allure peut-être moins déroutante n'en continue pas moins de témoigner d'un art de la narration en tous points exemplaire, d'une sensibilité d'écorché vif qui donne au livre des pages remarquablement belles (on pensera par exemple - mais pas seulement - au séjour en maison de retraite de la mère, puis à sa disparition), pour ne rien dire d'une langue toujours aussi vive, ingénieuse, dont le caractère proprement saisissant tient aussi au fait qu'on ne saurait dire s'il relève davantage d'une forme d'oralité, forme charnue, gouleyante, abrupte, que d'un ciselage permanent.

L'histoire, dont on distingue assez vite la part intime, voire autobiographique, relate l'existence d'un homme plutôt bourru, pas franchement liant, esseulé, pendu au fil d'une désocialisation toujours imminente, n'ayant de contacts avec ses congénères que circonstanciels ou tarifés, et puisant son énergie dans un univers dont il aime probablement la caractère rugueux, presque égrillard, mais fraternel, et non sans flamboyance. Car si Dallet nous promène de Toulon à Tahiti via l'Algérie et nous fait déambuler à travers le beau et noble Paris, c'est en y accompagnant le petit monde des inadaptés, des éclopés et des perdants, des manoeuvres et des prostituées, dont la détresse sociale, l'impasse personnelle à laquelle ils sont confrontés, n'altère jamais une certaine grandeur d'âme - il n'est d'ailleurs pas impossible que, pour Dallet, cette survie dans l'échec, survie résignée, taiseuse, constitue aussi une condition de ladite grandeur d'âme. Il s'agit donc d'un personnage assez rude, qui des femmes est surtout attiré par leur croupe, et qui noie dans l'alcool solitaire une existence que la naissance plaça d'emblée sous le signe de la mort et de l'aventure solitaire. Ainsi remonte-t-on le fil du siècle, le grand-père mort à la guerre, le père mort à la guerre, et l'Algérie, et cette mère, donc, que la raison finit par abandonner, achevant de le rendre orphelin du monde.

Reste l'écriture, matière de chairs vives et d'épidermes à sensations, où l'on pourra reconnaître un peu du timbre d'un Céline, et, chez nos contemporains, la densité poétique et l'attention au réel d'un Lionel-Edouard Martin. Cette écriture toujours aussi cabossée, quoique, par nécessité, moins luxuriante, moins baroque que dans Au-delà du tropique, sublime un récit parfois brutal, viscéral, et en exhausse la troublante sensibilité.

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13 octobre 2011

E.W. Heine - Qui a assassiné Mozart ?

E
V
oici un petit ouvrage fort plaisant, dont il ne faut pas attendre davantage qu'un agrément de bonne qualité, mais qui déborde d'érudition, de facétie et d'originalité. Ernst Wilhem Heine s'y pose en effet des questions décisives sur la mort de ces quelques légendes de la grande musique que furent Mozart, Haydn, Paganini, Berlioz et Tchaïkovski. Non que ce choix infère d'une mélomanie particulière, mais parce que certaines rumeurs (qui ne sont pas, suivant la formule, toujours infondées) n'ont jamais cessé de courir sur la mort de ces géants. Si le texte qui donne son titre à ce recueil est peut-être un tout petit peu tiré par... la perruque, on ne fait ensuite qu'éprouver une curieuse et légère délectation à savoir ce qu'est devenue la tête de Haydn (et à savoir, d'abord, pourquoi elle fut coupée), à essayer de comprendre ce qui s'est passé dans l'existence de Paganini au point que le virtuose en subjuguât les plus grands musiciens de son temps (Chopin y voyant "la perfection absolue" et Berlioz disant de lui qu'il "est de ces titans qui, de loin en loin, règnent sur le royaume de leur art, puis abdiquent sans laisser de descendance.") Berlioz, d'ailleurs, devra à Paganini une fière chandelle - mais cela ne va-t-il pas sans quelque ambiguïté ? Enfin est-il suffisant de s'en prendre à une eau polluée pour expliquer la mort de Tchaïkosvki ? la société de son temps n'y est-elle pas un peu pour quelque chose... ?

Autant de questions qui ne s'adressent pas, loin s'en faut, aux mélomanes avertis et/ou aux illuminés de la petite histoire dans la grande, mais à tous ceux qui pressentent ou savent bien que se passe toujours quelque chose de sourd et d'inquiétant dans la coulisse des grands hommes. Heine mène l'enquête sans plus de souci littéraire que celui d'instruire en divertissant (ou l'inverse), et il le fait avec esprit et habileté. Sans que l'on en sorte parfaitement rassuré, et c'est heureux, quant à ce qui se produisit vraiment aux abords de la mort des grands hommes...

E. W. Heine, Qui a assassiné Mozart ? et autres énigmes musicales - Traduit de l'allemand par Elisabeth Willenz - Éditions du Sonneur, mars 2011 (édition originale : 1984).

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12 octobre 2011

Les sorties du Sonneur

Deux livres rejoignent ce mois-ci La Petite Collection du Sonneur : En quête du rien, de William Wilkie Collins, et Les éperons, de Tod Robbins.

William Wilkie Collins - En quête du rienDe Wilkie Collins, grand ami de Dickens, on dit qu'il fut un des plus grands précurseurs de la littérature policière. On a oublié, d'ailleurs, combien était grande sa popularité, combien les lecteurs se précipitaient sur les feuilletons qu'il publiait en revues ou en magazines, sans parler des quelques polémiques que suscitaient des textes toujours plus ou moins sarcastiques et un genre de vie souvent qualifié d'immoral - il mettait une telle ardeur à consommer l'opium qu'il disait n'avoir presque aucun souvenir d'avoir écrit l'un de ses romans à succès, La Pierre de lune.

En quête du rien n'est probablement pas ce qu'il commit de plus éblouissant. Ce petit texte n'en est pas moins sémillant et caustique à souhait : il faut imaginer ce que l'on put dire, en 1857, de ce personnage à qui le médecin ordonne le calme et un absolu repos (jusqu'à l'interdiction de penser), dans une société bourgeoise aux aspirations très industrieuses. Sans nullement constituer un chef-d'oeuvre, tant le propos manque tout de même un peu d'étoffe, l'on ne peut s'empêcher de sourire aux remarques de cet esprit que rien ne semble plus amuser que de prendre ses contemporains à rebrousse-poil, et pour lequel, on s'en doute, il ne sera guère aisé de trouver le calme escompté : "En ce monde de vacarme et de confusion, je ne sais où nous pourrons trouver le bienheureux silence ; mais ce dont je suis sûr à présent, c'est qu'un village isolé est sans doute le dernier endroit où le chercher. Lecteurs, vous que vos pas guident vers ce but qui a nom tranquillité, évitez, je vous en conjure, la campagne anglaise." A lire, donc, avec un peu de malice, et en songeant à nos moeurs les plus contemporaines.

Tod Robbins - Les éperonsLe destin des Eperons (publié pour la première fois en 1923 sous le titre Spurs) sera tout autre, puisque Tod Browning s'en inspira largement pour réaliser Freaks (La Monstrueuse Parade), en 1932, film devenu culte dans les années soixante après avoir déclenché bien des batailles rangées et connu trente années de censure en Angleterre. Pour Tod Browning d'ailleurs, qui de la gloire ne connaîtra que son scandale, le film marquera à la fois l'apogée de la carrière cinématographique et le début d'un inexorable crépuscule.

De fait, on n'en mesure que mieux encore la folle modernité de cette nouvelle de Tod Robbins, condensé du meilleur esprit de la farce, dont elle a tous les groteques attraits, de la fable, car elle n'en est pas moins édifiante à sa manière, et de la satire, tant c'est aussi de l'époque que Robbins se moque. Peut-être pourrait-on dire qu'il use des personnages de foire comme La Fontaine usait des animaux : non tant pour se moquer des hommes que pour en déplorer la suffisance et la bêtise. J'ai toujours pensé qu'il y avait aussi une part de mélancolie, voire de colère, dans ce registre qui conduit le lecteur à louvoyer entre hilarité, stupéfaction, cynisme gourmand et voyeurisme grand-guignolesque. Dans le genre, Les éperons nous donnent une petite leçon de maîtrise et de composition : c'est vif, roboratif, implacable, et d'une concision narrative dont le goût du détail ne pâtit jamais.

La préface des Eperons est de Xavier Legrand-Ferronière. Les deux textes sont traduits par Anne-Sylvie Homassel.

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5 août 2011

Jean-Marie Dallet - Au plus loin du tropique

Jean-Marie Dallet - Au plus loin du tropique


E
n refermant Au plus loin du tropique, je me suis demandé comment j'avais pu passer aussi longtemps à côté de Jean-Marie Dallet, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'en est pourtant pas à son coup d'essai, puisque son premier livre, Les Antipodes (préfacé par Marguerite Duras) parut en 1968. Un peu honteux, donc, de n'avoir été plus alerte, il est grand temps de me racheter une conduite et de faire preuve d'un peu d'éloquence dans mon enthousiasme.

Ce petit chef-d'oeuvre de style et d'esprit met en scène cinq personnages, tous bannis du monde ou condamnés par lui à tel ou tel titre criminel. Assignés à résidence au paradis, signification en maori du mot Parataito, du nom de cet atoll où ils expient, ceux-là tâchent d'y édifier un monde pas trop invivable, guettant sans trop y croire la goélette pénitentiaire qui leur fera grâce des quelques restes de l'opulence continentale. Il y a là Ma Pouta, qui du temps de sa splendeur tenait à Papeete un bordel digne de ce nom où, dans les bras d'une de ses filles, le gouverneur hélas trépassa ; il y a Trinité, pauvre matelot métis, unijambiste et enfant de choeur à ses heures ; Pétino, chantre lyrique de Pétain depuis que celui-ci le décora pour avoir reçu en 1915 "un éclat dans la fesse droite" ; Corentin le curé, "condamné à souffrir pour toujours sur cet enfer posé sur les flots" parce qu'il fit en son temps couler le sang de la servante qu'il avait engrossée ;  enfin Ah You, le marchand chinois, celui sur qui les mioches jetaient des pierres, "voilà le Chinois qui pue, voilà Ah You le marchand de caca", parce qu'il conduisait la "carriole tirée par la mule pour gagner à l'aube la caserne où je recueillais merde fraîche, eaux usées à livrer aux cultivateurs, aux éleveurs de cochons." Ce sont des relégués, de pauvres bougres pleins de cicatrices et d'épais souvenirs, vaccinés de l'espérance et autres ressasseurs sans destin ; leur paradis est la poubelle du monde, faubourg tout indiqué pour y parquer la part faible et sans rémission de l'humanité. Maintenant, pourtant, ils y ont leurs habitudes, leurs rituels, ils y vivent en famille : ils y ont recréé le sentiment d'une communauté. Jusqu'à ce que le cyclone vienne faire échouer un marin sur leur rive - "Alors là de mémoire de frégate on n'a jamais vu ça, et les six oiseaux plongent en piqué vers l'île bouleversée par le cyclone d'où montent des vapeurs brûlantes, elles poussent des cris rauques, glissent en rase-mottes au-dessus de ce curieux équipage : qu'est-ce que c'est ? Comment peut-on se démener ainsi par cette chaleur mortelle ? Ah les vilains bonshommes, il vaut mieux reprendre de l'altitude (...)".

A chacun d'eux Jean-Marie Dallet donne non seulement une voix, mais un timbre, une corpulence, un sang, une singularité ; il nous oblige à les entendre, à entrer dans leur parler tortueux, drolatique et blasé, formidablement vivant pourtant, plein d'estomac, de chair lubrique et de généreuse colère. La clé de tout cela, c'est bien sûr la langue de Dallet, imprévisible, charnue, cabriolant entre syntaxe audacieuse et lexique baroque, une langue légère finalement, libre, aussi aérienne que sa texture est terrienne et férocement arc-boutée à d'antiques oralités. Chant lyrique, élégie des bas-fonds du monde autant qu'ode au tréfonds humain, critique sociale autant que tableau de moeurs, Au plus loin du tropique est ce qu'il convient d'appeler un petit bijou. Il était temps d'en parler.

3 juillet 2011

Marie-Noël Rio - Paysages sous la pluie

 

Marie-Noël Rio - Paysages sous la pluieMarie-Noël Rio, Paysages sous la pluie - Editions du Sonneur

Si ma lecture de ce troisième roman de Marie-Noël Rio a commencé dans le scepticisme (ces images de peau forcément "laiteuse" ou de bouche "charnue", cette manière hyper-concise de poser d'emblée les contours sociaux du décor - "la vie au jour le jour, à coups d'allocations"), alors il faut dire aussi, et d'emblée, qu'elle s'est achevée avec un peu plus d'entrain. C'est un effet intéressant à éprouver que de sentir la qualité d'un livre basculer, car on sent alors combien c'est un ensemble qui bascule : un style, une cadence, une implication, une amplitude ; combien, dès lors, nous nous sentons embarqués, et sûr de ce que nous lisons : l'auteur a trouvé son chemin, sa voix.

La bascule ici va venir avec le basculement même de l'histoire. L'entrée dans le livre nous met en présence de trois jeunes filles des années soixante, Alice, Laure et Fleur. On cerne leur vie, à chacune on attribue un style, un caractère, des couleurs ; elles sont tout en rage et fragilité, percluses de tendresse et de brutalité rentrée. Quelque chose de trois soeurs. Le temps ne défile pas vraiment, il est simplement déroulé, un peu linéaire. Et puis la bascule, donc, le deuxième temps du récit, qui est à la fois accélération et ralentissement intime.

C'est dans une Inde où l'on ne rencontrera nulle trace d'exotisme ou de fantasmes que ces personnages vont s'épaissir, incarner la détresse, la désespérance où la vie les met, autant que seront éprouvées les raisons de leur lutte - ou de leur abdication. Marie-Noël Rio nous fait toucher du doigt l'essence de ces complexions inextricables, tout au long d'un récit assez touchant, dont la mélancolie à la fois sèche et romantique ne souffrira pas la moindre once d'humour ou de réserve. On sent peser ici tout le poids des arcanes de nos attachements, ce que ceux-ci contiennent d'un peu pathologique, irrémédiable ou destinal. Sans que l'auteur revendique nullement une quelconque esthétique de la désespérance, il n'est guère d'illusion qui résiste à l'empire de ce que vivent ces personnages et à l'impossibilité qui est la leur de pouvoir seulement attendre quoi que ce soit de la vie - "Les choses les plus tristes sont celles qui n'ont pas eu lieu." Ce qui m'apparut d'abord comme concision un peu maladroite ou frustrante s'impose par la suite et devient concision nécessaire : l'économie de mots comme la résonance du souffle qui s'éteint. Jusqu'à faire vaciller la flamme de l'humain dans les yeux d'une vielle chienne.

 

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