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Marc Villemain
27 février 2007

THEATRE : Orgie, de Pasolini & Cap au pire, de Beckett

Ma femme ayant davantage foi que moi-même en ma littérature, elle tient le rôle, ingrat, de la muse qui me met quand il faut et comme il faut le coup de pied où il faut, pour qu'enfin j'avance derechef. Aussi sait-elle toujours me suggérer la bonne lecture qui saura faire écho à mes travaux d'écriture - quitte à désespérer Billancourt. Idem pour le théâtre, dont elle parle en général bien mieux que les penseurs du Masque et la Plume.

PasoliniAinsi donc nous nous retrouvâmes l'autre jour au Vieux Colombier, où son directeur, Marcel Bozonnet, a pris l'audacieuse initiative de monter Orgie, de Pasolini. C'est audacieux parce que nous sommes (tout de même) à la Comédie-Française, et parce que le puritanisme français n'a désormais plus rien à envier à son grand frère américain. Mais c'est aussi facétieux, après la polémique que Bozonnet déclencha en déprogrammant Peter Handke (à tort selon nous) pour cause de serbisme zélé. Bon point, donc.

Pasolini ne peut plus guère surprendre : chacun connaît sa violence, nul ne s'attend à une bluette. Aussi le couple qui se dévore sous nos yeux y va-t-il de ses fantasmes sexuels et mortifères, se souciant comme d'une guigne de ce que l'on pourra bien en dire à l'extérieur. Cette violence n'est toutefois pas le sujet, autant que je puisse en juger, qui fait surtout état d'un désarroi profond devant la vie qui passe, la mort qui fait ses appels du pied et la nostalgie de ce que nous fûmes, corps et coeurs pleins d'allant. Quelque chose comme le tableau des échecs d'une vie. Ça ne peut donc se passer sans larmes, sans sperme ni sans coups. La rage à son paroxysme nous dérange tout ce qu'il faut, les temps d'apaisement sont bien sentis, et les acteurs ont l'air sincèrement éprouvé - on le serait à moins. Mais le texte est inégal, et tant pis si je n'ai pas l'autorité pour le dire. Tout à coup c'est fulgurant, on se reproche de ne l'avoir pas trouvée celle-là, cette sortie, cette repartie, ce coup de canif dans le bois de la langue, et puis ça vient s'échouer là, cahin-caha, en clichés vaguement romantiques sur le paysage existentiel. Bizarre. Moyennant quoi, le vieux monsieur devant moi esquisse quelques ronflements qui me consolent de ceux que j'émets la nuit, obligeant sa dame à quelques coups de coudes bien sentis dans les côtes. Mais il sera tout à fait éveillé quand arrivera la toute jeune Lucile Arché, vêtue d'abord comme une galante de la Renaissance, puis très vite aussi dépouillée qu'un nouveau-né. Il ne m'aurait pas déplu que tout cela soit parfois un peu plus imagé - mais c'est ma sensibilité ici qui parle, non ma raison esthétique. Et puis, rien que pour le pied de nez à la sensibilité du temps, ça vaut bien le coup d'aller prendre le pouls de l'existence individuelle auprès de Pasolini.

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Un cran au-dessus, la lecture que donne Sami Frey, au Théâtre de l'Atelier, de l'un des derniers textes (originellement écrit en anglais) de Samuel Beckett : Cap au pire. D'accord, ma femme n'est pas objective : du Frey, elle en est dingue. Mais il faut reconnaître que ce texte de Beckett, pour ainsi dire et littéralement illisible, trouve ici une incarnation à la hauteur. A se demander d'ailleurs quel autre que le Frey aurait pu le dire aussi magnifiquement. Et ma femme a sans doute raison de considérer que c'était pour moi la meilleure entrée possible dans un texte que je ne connaissais pas. C'est le texte des derniers temps, dont on se dit que Beckett les a sûrement occupés en cherchant à mettre un peu d'ordre dans ses pensées, histoire d'être en règle. Ça cafouille donc, mais, parce que ce qui motive l'auteur ne saurait être disputé, ce qui semble faire contresens devient plein de sens. Ce qui d'emblée fuit l'entendement commun finit par toucher au plus irréductible. Que reste-t-il d'une vie ? Des mots. Et à la fin, chaque mot est un tourment, puisque chacun pourrait être le dernier - et on se dit alors que c'est ainsi que tout écrivain devrait écrire. La vie a passé, la seconde qui vient est un lendemain miraculé : le langage ne peut faire semblant de l'ignorer. D'où ce texte, que je prends surtout pour ma pomme, donc à tort, pour une opération chirurgicale du processus d'écriture. Bien sûr c'est cela, mais ce serait sans doute encore trop gratuit si ça n'était que cela. Et c'est ici que Sami Frey, d'une voix, d'un geste, d'un regard, lui donne une puissance qui achève de transformer le monologue d'un homme finissant en une phénoménale démonstration d'instinct vital. Si mettre un peu d'ordre dans sa vie avant de la quitter tout à fait, c'est trouver le mot de la fin, alors on sait d'une certitude sûre que tout écrivain, fût-il le meilleur, court à la désillusion. C'est dans cette désillusion que Sami Frey a su entrer, servi par un texte dont on comprend alors, et alors seulement, combien il peut être remarquable.

14 février 2007

Pornographique, cacophonique, hystérique : l'écoeurement nous gagne

On voudrait écœurer les Français qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Temps fort et depuis peu quinquennal de la société française, les élections présidentielles se donnent en spectacle, partout, en tous lieux et sur tous supports. Tout est bon, de tout bois on fait toujours un bon feu. L'hystérie militante a vécu : elle a désormais gagné la société tout entière. Les couvertures de journaux annoncent la couleur chaque matin, les radios et les télévisions réforment leurs grilles des programmes, des dizaines de sondages quotidiens tâtent le pouls du troupeau, des millions de blogs ad hoc fleurissent jusque dans les coins les plus reculés, les forums virtuels, tous plus véhéments les uns que les autres, sont pris d'assaut, et la plus pittoresque des associations trouve son mot à dire sur la bonne marche du monde. Nombreux s'en réjouissent, observateurs patentés ou acteurs auto-proclamés, assurant que cette effervescence collective est la preuve de l'excellente santé civique de notre nation, l'indice d'une patrie enfin résolue à remonter ses manches et à mettre la main dans le cambouis du monde. Les choses me semblent, à moi, un peu moins idylliques : sous couvert de participation, la société est devenue son propre média. Il était facile, hier encore, de stigmatiser la spectacularisation de la politique : elle était de la responsabilité des médias et des acteurs politiques qui, volens nolens, éprouvaient quelques difficultés à ne pas se prêter au jeu. Nous n'avons plus d'autres coupables aujourd'hui à désigner que nous-mêmes.

Moyennant quoi, Libération me tombe des mains chaque matin. Et s'il  me faut malgré tout admirer quelque chose, alors disons que j'admire l'imagination et l'inventivité dont doivent faire preuve, chaque jour, depuis et pour des semaines encore, les journalistes, commentateurs, experts ès opinions et autres filous de la comm' pour trouver une nouvelle manière d'aborder le sujet. N'imaginons pas une seconde que cette agitation permanente contribuât en quoi que ce soit à façonner notre compréhension du monde ou à stimuler notre intelligence collective, si elle existe : le chaos permanent des avis, des opinions, des diatribes, des revendications, des objurgations, des exclusions, cet incontrôlable pugilat exponentiel qui se targue de vertu démocratique, donne le ton de l'amertume qui se prépare. Les Français sont doués pour s'échauffer les sangs. Ils ont adoré se faire peur le 21 avril 2002 - avant de reculer devant l'énormité de la chose ; je suis à peu près certain, aujourd'hui, que si le souvenir de cette peur les tétanise encore un peu, ils sont, à tout le moins, mûrs pour le grand frisson.

Un jour viendra où l'on comprendra qu'une société de transparence est avant tout une société de surveillance. La seule chose que je ne suis pas en mesure d'évaluer, c'est s'il sera trop tard ou pas.

Et Dieu merci, je n'ai pas la télévision.

7 février 2007

Du début à la fin, et nous au milieu


Plus nous en savons du monde, moins nous le connaissons. L'assertion est brutale, mais l'impression plus forte que jamais. Mieux nous sommes informés, plus opaque nous apparaît le sens de l'aventure humaine. Chaque jour nous lisons et détruisons la presse de la veille : l'ennui n'est pas que nous oublions ce que l'on y a appris, mais qu'aucun esprit humain n'est en capacité de mettre autant d'informations en correspondance. L'intelligence du monde nous échappait hier par défaut de connaissances, elle nous fuit aujourd'hui par trop-plein d'informations. Dans les deux cas, c'est l'action des hommes qui en pâtit, au mieux assez vaine, au pire catastrophique. De ce hiatus, je ne sors pas. Il y a des êtres qui ont vu la naissance du monde, qui ont appris à le créer, et d'autres qui en verront la fin, sans doute dans de grandes souffrances. Nous, nous sommes entre les deux. C'est une très longue période, qui aura recouvert l'histoire de l'humanité. Mais nul ne peut douter que cette histoire est bornée.

5 février 2007

Millet dans Chronic'Art

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V
oilà qui s'appelle un entretien décalé : Richard Millet dans Chronic'Art (numéro 32 - février 2007), rien ne pouvait l'augurer. L'intérêt des entretiens est qu'ils obligent peu ou prou à la concision ; l'inconvénient, c'est qu'ils appauvrissent, et qu'alors la concision devient simplification - entendez simplisme. L'équilibre ne peut se faire que si l'interlocuteur possède une maîtrise totale du langage, et surtout si sa pensée vient de tellement loin que la simplification nécessaire ne parviendra jamais à l'assécher tout à fait. C'est, évidemment, le cas avec Richard Millet, l'un de nos plus grands auteurs vivants.

Cet entretien n'ajoute finalement pas grand-chose à ce qu'il écrit ou dit depuis toujours, lui fournissant seulement l'occasion de revenir sur ce qui l'angoisse, le désole ou le hérisse : en gros, le "totalitarisme mou", le politiquement correct, le marasme de la littérature française, "l'abstraction contemporaine", l'aplanissement, l'aplatissement, "l'horizontalité" ou encore la "falsification" du monde, et bien entendu la langue, ce qu'elle charrie et ce qu'une civilisation perd à la déconsidérer ("On m'a reproché d'être passéiste. Moi, je pense que quand vous avez affaire à une langue, autant l'employer dans tous ses états").

Le plus intéressant peut-être est lorsqu'il évoque la crise qu'il traverse, crise d'auteur, où il s'agit "d'en finir avec ce qu'on est soi-même". Mécaniquement, cela pose ou repose la question du silence, qui lui inspire cette réflexion moins désabusée qu'il y paraît sans doute, et derrière laquelle s'échafaude peut-être l'oeuvre à venir : "Un écrivain qui ne risque pas le silence, pour moi, n'est pas un écrivain".
Enfin, chez ce chrétien marqué par Bataille et Blanchot, la question du sens, donc de la mort, donc du "nihilisme", apparaît sous un jour peut-être un peu nouveau. Résultat, sans doute, de l'accumulation des désenchantements, dont il faut bien reconnaître qu'aucune actualité ni aucun futur n'est en mesure d'esquisser l'apaisement. t